Maroc : Benkirane et Chabat à couteaux tirés
Entre le Premier ministre, Abdelilah Benkirane, et le patron de l’Istiqlal, Hamid Chabat, les scènes de ménage se multiplient. Mais le divorce, suspendu à un arbitrage royal, n’est pas encore prononcé.
« Le mariage est un duo ou un duel », écrivait le poète français Émile Augier. Au Maroc, le couple singulier que composent les deux bêtes politiques du moment – le Premier ministre Abdelilah Benkirane, chef du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste), et son « allié » istiqlalien Hamid Chabat – tourne au choc des ego. En faisant adopter, le 11 mai, le retrait du gouvernement par le conseil national du parti, le patron de l’Istiqlal a tenté un véritable coup de poker. « Chabat se comporte en épouse offensée. Il quitte le domicile conjugal mais laisse la porte ouverte pour des réconciliations », ironise un membre du PJD.
Élu en septembre 2012 à la tête du vieux parti nationaliste, Chabat émettait depuis des mois des signaux inquiétants. Mais, pour l’instant, rien n’est définitif. Le roi, depuis la France où il était en vacances, a demandé au zaïm istiqlalien de temporiser. Si le retrait du deuxième partenaire de la majorité gouvernementale peut déboucher sur une crise institutionnelle, voire des élections anticipées, il n’est pas encore prononcé.
Et si la menace de retrait n’était qu’un nouvel épisode du bras de fer entre les deux hommes politiques ? Un jeu où tous les coups sont permis, même le bluff ? Depuis son OPA réussie sur le vieux parti nationaliste, Chabat n’a cessé de se présenter en challengeur du Premier ministre. Officiellement alliés – le PJD dirige la coalition au pouvoir, l’Istiqlal étant la deuxième force au Parlement -, ces deux-là sont en compétition pour le bon mot, les faveurs de l’opinion et des médias, dont ils sont devenus de bons clients. Au sein de la majorité, l’Istiqlal version Chabat détonne. C’est le parti qui critique le plus le gouvernement, bien plus sévèrement que le Rassemblement national des indépendants (RNI), le Parti Authenticité et Modernité (PAM) ou l’Union socialiste des forces populaires (USFP), les trois formations d’opposition.
Duel
Mieux, Chabat ne sous-traite pas le travail et n’hésite pas à mouiller la chemise pour défier le chef du gouvernement. « Benkirane est un amuseur public doublé d’un éradicateur qui cherche à faire taire les voix dissonantes », déclarait-il récemment à TelQuel. « Benkirane n’a connu que le militantisme islamiste. Il n’a l’habitude ni du dialogue ni du compromis », répétait-il encore à l’hebdomadaire français L’Express. Voilà pour le décor.
En compétition, les deux hommes se disputent les faveurs de l’opinion.
« Ton élection m’a ôté le sommeil », aurait confié le Premier ministre à son nouveau compagnon de la majorité dès le mois de septembre 2012. Réponse de l’intéressé : « Moi, je dors très bien ! » Des crises d’insomnie, Abdelilah Benkirane risque d’en connaître encore. Pourtant, il ne semble pas subir l’usure du pouvoir. Toujours populaire (66 % d’opinions favorables, selon deux sondages publiés à la fin mars par La Vie économique et L’Économiste), le chef du gouvernement peine à gérer l’opposition interne d’un prétendant un peu populiste, un peu grande gueule. Comme lui. Mais là où Benkirane s’impose une certaine retenue qui sied à ses fonctions, son compère ne se fixe aucune limite. En joueur de poker offensif, voire agressif, il vient de jouer son va-tout.
Toujours secrétaire général de l’Union générale des travailleurs du Maroc (UGTM), Chabat a gardé les réflexes du syndicaliste qui frappe fort avant de s’asseoir à la table des négociations. Auprès de ses camarades de la majorité, une ligne jaune a été franchie le 1er mai. Attaque personnelle contre un ministre accusé d’alcoolisme, puis tir groupé contre la moitié du gouvernement ; ça flingue dans tous les sens. « Nous ne nous laisserons pas entraîner dans une polémique stérile. Si Chabat veut partir, nous ne le retiendrons pas », commente un membre de la majorité, visiblement agacé par ce chantage. Élu après la formation du gouvernement, le patron de l’Istiqlal est le seul chef d’un parti de la majorité à ne pas être ministre, Mohand Laenser (Mouvement populaire) ayant hérité du portefeuille de l’Intérieur et Nabil Benabdallah (Parti du progrès et du socialisme) de celui de l’Habitat. Ces derniers ont d’ailleurs tenté – en vain – de désamorcer la crise des ego.
"Inélégance"
Si le syndicaliste clame depuis le premier jour son insatisfaction, c’est aussi pour marquer une rupture avec l’héritage de son prédécesseur, Abbas El Fassi. Dénonçant la méthode solitaire de l’actuel chef du gouvernement, il rendait public, en janvier, un mémorandum listant une série de revendications : remaniement, représentation accrue des femmes et des Sahraouis dans le gouvernement, meilleure concertation au sein de la majorité. Première « inélégance » (dixit un proche de Benkirane), ce texte au ton hypercritique a été remis au chef du gouvernement au moment même où il était présenté à la presse.
Rebelote, fin mars, à propos de la stratégie économique de la majorité. La situation est cocasse, puisque le premier responsable de cette politique n’est autre que Nizar Baraka, un ministre istiqlalien. Gendre d’Abbas El Fassi, un temps pressenti pour succéder à son beau-père à la tête du hizb (« parti »), Baraka est l’archétype du technocrate, donc un rival, qui plus est membre du clan El Fassi, que Chabat veut extirper du parti. Le remaniement demandé, comme la menace de retrait, procède de la même logique : remplacer Baraka et les autres ministres istiqlaliens, tous choisis par Abbas El Fassi à la fin de 2011, par des hommes à lui. À l’exception d’Abdessamad Qaiouh, un notable qui l’a soutenu mais qui n’occupe que le portefeuille très périphérique de l’Artisanat, tous entretiennent des relations distantes avec leur secrétaire général.
Dragons
Sitôt connue la décision du conseil national de l’Istiqlal, la crise gouvernementale a été circonscrite par Mohammed VI. Le communiqué du 11 mai faisait explicitement référence à l’article 42 de la Constitution, lequel dispose notamment que le roi est « garant de la pérennité et de la continuité de l’État et arbitre suprême entre ses institutions ». Message reçu : l’agence officielle MAP publiait le soir même un communiqué, curieusement placé dans la rubrique « activités royales ». On y lit que le roi « a contacté par téléphone le secrétaire général du parti, M. Hamid Chabat, […] et l’a exhorté à maintenir les ministres du [parti de l’Istiqlal] au sein de l’actuel gouvernement dans le souci de préserver le fonctionnement normal du gouvernement ».
Après un conseil national houleux, le Roi a sonné la fin de la récréation.
Le coup de fil royal sonne la fin de la récréation après un conseil national du parti particulièrement houleux. Un cador istiqlalien reconnaît que la décision de retrait a été adoptée « dans une ambiance d’assemblée générale étudiante ». La question n’était pas inscrite à l’ordre du jour, elle a été posée parmi les points divers. D’ailleurs, il n’y a pas eu de vote à proprement parler, plutôt une acclamation. Ce mouvement d’humeur, habilement suscité par le zaïm, lui donne les moyens de négocier en situation de force.
Mais pas sûr que Benkirane se laisse impressionner. Le Premier ministre a d’abord laissé fuiter des photos d’une fête de famille pour souligner sa sérénité, avant de publier un communiqué rappelant que « toute déclaration d’un membre [du PJD] à propos de la décision [istiqlalienne] doit être lue comme une opinion personnelle et n’engage pas le parti ». Depuis, motus et bouche cousue. Selon ses proches, Benkirane est furieux, d’autant qu’il jure n’avoir reçu aucune demande officielle et détaillée de la part de Chabat pour un éventuel remaniement. « Je ne vois qu’une issue à cette crise politique. Si Chabat et Benkirane se rabibochent, ça ne durera pas. Des élections anticipées ne nous font pas peur », met en garde un dirigeant du PJD. Dans un étang, il n’y a pas de place pour deux dragons. Duel en vue.
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