Esclavage : pourquoi Emmanuel Macron ne doit pas honorer le « négrier » Kerguelen
L’explorateur breton Yves Joseph de Kerguelen s’est non seulement livré à la traite négrière au large de l’océan Indien, mais il a aussi défendu publiquement des positions esclavagistes. Or le Sénat français propose de l’élever au rang d’« amiral de France ».
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Karfa Diallo
Conseiller régional Nouvelle-Aquitaine, fondateur-directeur de l’association Mémoires et partages.
Publié le 4 septembre 2022 Lecture : 5 minutes.
C’est par une proposition de loi adoptée le 19 juillet dernier, signalée par Le Canard enchaîné du 10 août 2022, que le Sénat français s’est déclaré favorable à ce que « la dignité d’amiral de France soit conférée au contre-amiral Yves Joseph de Kerguelen ». Fruit d’une réflexion menée par le sénateur Les Républicains (LR) des Français de l’étranger, Christophe-André Frassa, cette initiative sénatoriale vise à honorer à titre posthume un navigateur, l’un des premiers explorateurs des terres australes qui, en 1772, sera fait chevalier de Saint-Louis par Louis XV pour sa découverte de la terre de Kerguelen dans l’océan Indien.
Celui qui fut qualifié au XVIIIe siècle de « Christophe Colomb français » avait en effet pris possession, au nom du roi Louis XV, de l’archipel des « îles Kerguelen », dont la France célèbre le 250e anniversaire cette année. Qualifiées de « confettis » de l’ex-empire colonial français, ces îles permettent pourtant à l’Hexagone de détenir le deuxième plus grand espace maritime au monde, agrandi de 500 000 km2 en 2015 grâce à l’extension de zones économiques exclusives autour de ces espaces insulaires, et de faire de notre pays la première puissance maritime mondiale par sa diversité et sa biodiversité.
Né en 1734 dans le Finistère français, Yves Joseph de Kerguelen a brièvement fait rêver la monarchie par cette découverte à l’extrême-sud de l’océan Indien. Celle-ci était convaincue que ces îles – grandes comme la Corse, mais quasi inhabitables – pourraient compenser la perte du Canada au profit des Britanniques à la suite de la guerre de Sept Ans. La conquête française est confirmée à la fin du XIVe siècle, avant une résolution parlementaire de 1949 qui y installe la souveraineté républicaine avec la construction de la base de Port-aux-Français. Administrativement rattaché aux Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), au sein du ministère des Outre-Mer, ce territoire, dépourvu de population permanente, n’est peuplé que de scientifiques, techniciens et militaires renouvelés périodiquement.
Conseil de guerre pour la traite de 200 Africains
C’est entre 1773 et 1774, lors de sa deuxième expédition dans les mers australes, que se révèle la nature négrière, esclavagiste et criminelle de Kerguelen, dont la carrière n’a été marquée jusque-là que par les honneurs et la gloire. À Brest, le 15 mai 1775, raconte Annick Le Douget dans son ouvrage Juges, esclaves et négriers en Basse-Bretagne, Yves Joseph de Kerguelen est jugé par le Conseil de guerre, présidé par le vice-amiral de France d’Aché, pour avoir fait la traite de 200 Africains de Madagascar sur un navire de la Royale lors de sa mission, en contravention de l’interdiction de Louis XIV de commercer faite aux capitaines et officiers servant sur les vaisseaux du roi.
Très souvent transgressée – on aura vu comment, à Rochefort, des navires de la Royale se livreront sans vergogne à la traite des Noirs –, l’interdiction royale n’obéissait à aucun sentiment d’humanité envers les Africains. Pour la monarchie, les navires du roi devaient toujours être en état de combattre « pour soutenir l’honneur du pavillon », sans être embarrassés par des marchandises à la conservation desquelles « ceux qui y seraient intéressés songeraient plus qu’à la gloire de la nation ».
À l’issue du procès de Brest, l’explorateur sera condamné à six ans d’emprisonnement malgré sa défense minimisant les faits et assurant qu’il n’avait acquis que quelques « négrillons » en cours de route : « Huit ou neuf nègres que l’aide pilote acheta pour le compte de Kerguelen ».
L’occasion de rappeler que le Finistère français, s’il ne peut « rivaliser » avec les grands ports atlantiques de Nantes, du Havre ou de Bordeaux, s’est aussi livré à la traite des Noirs et à l’esclavage. Entre 1698 et l’abolition de la traite et de l’esclavage en 1848, 200 expéditions négrières sont parties des principaux ports reliés aux niveaux logistique et économique : Brest, Landerneau, Vannes, Morlaix et Quimper.
Raciste et suprémaciste
Plusieurs milliers d’Africains ont été déportés par les navires finistériens, des centaines sont morts dans les conditions effroyables de la traversée de l’Atlantique pendant que nombreux d’entre eux, pour la plupart réduits en esclavage, laissaient leurs traces à Brest. C’est ainsi que du « dépôt des Nègres », devenu le Musée de la Marine, à la rue Jean-Mor, en passant par quelques négriers et un magistrat abolitionniste, la capitale du Finistère est parsemée d’évocations méconnues d’un crime contre l’humanité dont peu de Brestois font le lien avec l’histoire de leur cité.
Une rue de Brest porte déjà le nom d’Yves Joseph de Kerguelen, personnage que le Sénat veut faire élever au rang d’« amiral de France » par un président de la République, Emmanuel Macron, qui ignore sûrement le rôle joué par cet explorateur dans ce que la loi de 2001 qualifie de crime contre l’humanité. Car Kerguelen ne s’est pas seulement livré à la traite des Noirs. La lecture de ses écrits, notamment de son journal de bord, révèle un pro-esclavagiste convaincu qui n’hésite pas, selon Annick Le Douget, à se livrer à « l’utilisation, pour ne pas dire l’ustensilisation des Noirs dans les moments difficiles afin de préserver son équipage blanc ».
Depuis le cap de Bonne-Espérance, sur le journal de bord d’une expédition du 27 juin 1773, il écrit au commandant de l’un des navires : « Comme dans le cours de long voyage que nous allons faire, et surtout en cas d’un établissement quelconque dans les pays que nous allons parcourir, dix à douze bons Noirs pourraient nous servir et ménageraient nos équipages dans les ouvrages de corvée, comme pour draguer, plonger, pêcher, labourer, etc. J’autorise et je prie M. de Rosnevet de vouloir bien ordonner que pendant son séjour à Madagascar, on tâche de me les procurer à quelque prix que ce soit. »
Sont-ce ces froids calculs, en parfaite contradiction avec les grands principes républicains, qu’Emmanuel Macron veut récompenser en promulguant la proposition de loi déposée par le sénateur Christophe-André Frassa ? Si, pour la rue qui honore Kerguelen à Brest, un panneau explicatif semble nécessaire pour se hisser à la hauteur des enjeux citoyens et mémoriaux actuels, il reste difficilement admissible qu’un honneur supplémentaire, contemporain et présidentiel, soit accordé à un personnage dont les actes autant que les mots attestent d’une conscience raciste et suprémaciste que les générations actuelles veulent extirper de l’espace public pour plus d’égalité.
Nous espérons que le président de la République saura en tenir compte !
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