Tunisie : la république en terrain miné

Depuis le 29 avril, l’armée et la garde nationale ratissent le Jebel Chaambi pour débusquer un groupe de jihadistes engagés dans une tentative de déstabilisation régionale.

Membres des unités d’élite montant la garde à Kasserine, le 7 mai. © AFP

Membres des unités d’élite montant la garde à Kasserine, le 7 mai. © AFP

Publié le 21 mai 2013 Lecture : 6 minutes.

Décembre 2012, à la frontière algéro-tunisienne, sur une petite route de montagne, entre Ghardimaou et Fernana (Nord-Ouest), un technicien agricole recevait des directives précises : « Ne prenez aucun risque, utilisez uniquement les véhicules du ministère, ils sont identifiés par les barbus qui bivouaquent dans les bois. » Ainsi les agents du service des forêts reconnaissaient-ils implicitement, comme beaucoup de locaux entre Le Kef et Jendouba, la présence de jihadistes dans la région. Au même moment, l’exécutif, à Tunis, niait l’existence de camps d’entraînement malgré les alertes lancées par le gouvernement algérien.

C’est encore une zone montagneuse peu peuplée qui focalise l’attention : avec pas moins de 260 grottes, la réserve naturelle de Jebel Chaambi, dans le gouvernorat de Kasserine (Centre-Ouest), est devenue un repaire idéal pour les combattants salafistes, qui ont marqué leur territoire en le truffant de mines antipersonnel. Depuis le 29 avril, la garde nationale et l’armée sont à leurs trousses. Selon le ministère de la Défense, seize planques ont été découvertes, où l’on a retrouvé des documents prouvant les liens de ce groupe armé avec la katiba Okba Ibn Nafaa, affiliée à Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), et révélant certains de leurs objectifs.

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Déstabilisation régionale

Très périlleuse, la traque a mal commencé pour les forces de sécurité, qui déplorent un mort et seize blessés dans leurs rangs et dénoncent, via les médias, les conditions précaires dans lesquelles elles opèrent. « Je peux avoir un fusil en main, mais sans ordres il n’est qu’un vulgaire bout de bois », explique un jeune militaire dont un camarade a été blessé par l’explosion d’une mine. Depuis la suspension, au lendemain de la révolution, de l’application de la loi antiterroriste de 2003, jugée contraire aux droits de l’homme, la hiérarchie tergiverse, empêchant ripostes et attaques. Dans les premiers jours, au pied du Jebel Chaambi, les instructions ont fait défaut. Imed Belhaj Khalifa, porte-parole de l’Union nationale des syndicats des forces de sécurité (UNSFS), tempête : « Merci au gouvernement pour sa reconnaissance, mais elle est inutile. Il nous faut juste des ordres pour être opérationnels. […] L’unique réponse au terrorisme est celle des armes. » Il rappelle aussi qu’on a envoyé en première ligne de nouvelles recrues sans réelle formation ni équipement idoine. D’autres soulignent que l’état d’urgence, effectif depuis vingt-huit mois, mobilise en permanence des contingents sécuritaires importants, qui ne peuvent être sur tous les fronts en même temps.

Mais les événements du Jebel Chaambi ne sont pas qu’une affaire de terroristes planqués dans une montagne. Ils illustrent la montée en puissance de groupes armés engagés dans une tentative de déstabilisation régionale. « Le pays n’est pas une terre de jihad, mais de prédication », soutenait pourtant Abou Iyadh, chef d’Ansar el-Charia et fondateur du Groupe combattant tunisien (GCT), à l’origine de l’assassinat, en Afghanistan, du commandant Massoud en 2001 et recherché par les autorités depuis l’attaque de l’ambassade américaine, en septembre 2012. Le chef salafiste était d’ailleurs dans la région du Jebel Chaambi trois jours avant le début des affrontements.

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Évacuation d’un militaire blessé par l’explosion d’une mine, le 30 avril.

© DR

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Des forces de sécurité affaiblies

Après Rouhia, en mai 2011, et Bir Ali Ben Khlifa, en février 2012, c’est le troisième accrochage de grande ampleur entre forces de l’ordre et groupes armés. Massivement présents en Syrie, les jihadistes tunisiens ne sont donc pas qu’un produit d’exportation. Ils agissent aussi sur le territoire national, avec des bases dans les gouvernorats frontaliers de Kasserine, du Kef et de Jendouba, des régions démunies devenues zones sensibles. Dans le Jebel Chaambi, ils ont eu vraisemblablement les coudées franches, réussissant à poser des mines à quelques mètres d’un important relais de télévision. Les premiers éléments d’enquête ont révélé la complicité logistique d’un garde forestier, mais également celle de réseaux de contrebande opérant dans la zone frontalière avec l’Algérie.

Au sein d’Ennahdha, parti islamiste au pouvoir, on prend ses distances avec les jihadistes mais sans les condamner fermement.

Pour la première fois, le gouvernement aborde la question du terrorisme comme une réalité et non plus comme une menace. Le 7 mai, le ministère de l’Intérieur et celui de la Défense ont annoncé conjointement avoir déjoué un complot contre la sûreté de l’État et arrêté trente-sept jihadistes. Le 9 mai, une vingtaine de fous d’Allah étaient encore retranchés dans le Jebel, dont onze Algériens. Ces événements ne sont pas sans rappeler l’affaire de Soliman ; entre décembre 2006 et janvier 2007, un groupe baptisé Armée d’Assad Ibn Fourat avait été démantelé non loin de Tunis. À la faveur de l’amnistie générale promulguée après la révolution et qui assimile les condamnés pour terrorisme à des prisonniers politiques, les jihadistes se sont renforcés. Le retour d’exil de compagnons et le recrutement de jeunes paumés ont fait le reste. Organisés, entraînés et bénéficiant d’importants soutiens financiers et logistiques, ils sont déterminés à en découdre avec les représentants d’un État dont ils réfutent jusqu’au principe. Parallèlement, les forces de sécurité ne se sont guère renforcées, bien au contraire. Pour l’expert militaire Mazen Cherif, « la dissolution de la direction de la sûreté nationale a affaibli le renseignement tunisien et empêche une coordination efficace entre les départements ». Après le 14 janvier 2011, bon nombre de compétences de l’appareil sécuritaire ont été écartées. Certes, la brigade antiterroriste (BAT), la brigade nationale d’intervention rapide (Bnir) et celle de la brigade nationale de détection et de neutralisation d’explosifs (DNDE) sont toujours opérationnelles, mais leur intervention au Jebel Chaambi n’a été sollicitée que tardivement.

Union sacrée

Le journaliste Sofiane Ben Hamida dénonce un manque de volonté politique et une profonde indécision dans le traitement de la menace salafiste, ainsi qu’une tentative de minimiser les événements. Au sein d’Ennahdha, parti islamiste au pouvoir, on prend ses distances avec les jihadistes mais sans les condamner fermement. Si Rached Ghannouchi, président du mouvement, déclare que « la police, l’armée et la société tunisiennes sont musulmanes, et que, par conséquent, aucun jihad ne peut être toléré en Tunisie », Sadok Chourou, député et membre du conseil consultatif du parti, estime que « l’appel au jihad est légitime quand il s’agit de combattre les oppresseurs et les tyrans qui mettent tout en oeuvre pour tuer leurs peuples ». Il n’en fallait pas plus pour que de jeunes salafistes se sentent autorisés à apostropher publiquement les forces de sécurité en les traitant de despotes, tandis que des filles en niqab distribuent des tracts de soutien aux jihadistes.

Inquiète, l’opinion publique appelle à une union sacrée. Certains évoquent le risque d’un scénario à l’algérienne, les plus pessimistes estimant être déjà dans une guerre civile qui ne dit pas son nom. « Nous nous élevons contre la violence politique, mais ce n’est rien comparé à ce qui nous attend si le gouvernement ne réagit pas avec fermeté. Il y a trop de coïncidences. Les tentatives d’intimidation sont multiformes mais bien réelles. Des salafistes ont sauvagement assassiné le commissaire de police Mohamed Sboui [dont le corps atrocement mutilé a été retrouvé le 2 mai à Jebel Jeloud, NDLR], les prédicateurs wahhabites incitent à la haine dans les cinq cents mosquées qui sont sous leur contrôle, et des commandos opèrent au grand jour. Tout cela mis bout à bout suscite des interrogations, dont celle des complicités et des sources de financement », résume Sofiane Ben Hamida. Comme à chaque regain de tension, la population s’en remet aux forces de l’ordre, qui s’affirment comme républicaines et patriotes. Depuis son lit d’hôpital, un jeune blessé interpelle le pays : « J’ai perdu une jambe. Je suis prêt à sacrifier la seconde pour la Tunisie, mais que sont disposés à faire les Tunisiens pour leur pays ? » 

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