Gauz’ : « Chez nous, tout vient du chocolat »

Avec son nouveau texte, l’auteur ivoirien de « Debout-Payé » revient sur l’histoire de son pays à travers le prisme de la production de cacao. Sans amertume ni excédent de sucre, mais avec lucidité.

Gauz, alias Armand-Patrick Gbaka-Brédé, à son domicile parisien, le 25 août 2022. © Bruno Lévy pour JA

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Publié le 16 octobre 2022 Lecture : 10 minutes.

Cocoaïans (Naissance d’une nation chocolat) est un livre doux-amer, violent et tendre, engagé et enlevé. À sa manière, poétique et toujours politique, Armand Patrick Gbaka-Brédé, dit Gauz’, balance ses quatre vérités sur la production du cacao dans son pays de naissance, la Côte d’Ivoire, et récrit l’histoire à l’aune de cette culture imposée par le colon. Avec pour ambition de transformer le regard que l’on porte, à Paris comme à Abidjan, sur une tablette de chocolat ou sur ces deux cuillérées de poudre brune que l’on verse dans son lait. Rencontre à Belleville (quartier de Paris), où l’auteur vit la moitié du temps quand il n’est pas à Grand-Bassam.

Jeune Afrique : Comment vous est venue l’idée d’écrire un texte sur le cacao et les Ivoiriens ?

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Gauz’ : Comme je le raconte dans le livre, j’étais au Bushman Café, à Abidjan, où j’ai eu une longue discussion avec Alain Kablan Porquet sur le cacao. Je me suis dit qu’il fallait véritablement prendre position sur le sujet et l’introduire avec force dans le domaine de la culture. Je parle du cinéma, du théâtre, de la création plastique, de la gastronomie. C’est une question de civilisation. Si on commence à en parler, cela va enfin représenter quelque chose dans la tête des gens. Pour l’instant, cela ne signifie rien !

Depuis 1940, on attend octobre pour affirmer : « C’est le moment de la traite du cacao », comme on dit à la campagne. On nous a imposé le pain sans nous poser un flingue sur la tête. Aujourd’hui, le petit déjeuner, c’est du pain, du lait… Dans la forêt ! C’est d’une absurdité incroyable, tout y pousse, sauf le blé ! Et il n’y a pas une seule vache. Dans ma langue, il n’y a même pas de mot pour dire « vache » !

Vous avez choisi une forme bien particulière, entre théâtre, roman, poésie et essai…

J’ai d’abord imaginé réaliser un court métrage. J’ai écrit le synopsis, puis j’ai changé d’avis et décidé de faire une pièce de théâtre. Je pensais qu’ainsi cela marquerait davantage les gens. La pièce serait jouée à Abidjan, à Korhogo, à Man. La Côte d’Ivoire a une belle lignée de dramaturges : Jean-Marie Adiaffi, Bernard Zadi Zaourou notamment, qui maîtrisent la langue théâtrale.

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Alors je me suis lâché, sans penser un instant au financement. Je n’ai pas choisi le monologue intérieur. Je voulais écrire une grande pièce shakespearienne avec plein de personnages et une langue enlevée. Et j’ai profité d’un temps d’immobilisation dû à une rupture du tendon d’Achille. Avec un plâtre au pied, en pleine période de pandémie de Covid, je me suis lancé en pensant à La Mort et l’Écuyer du roi. Le livre était posé à côté de moi. Je voulais écrire comme Soyinka !

Cocoaïans n’est pourtant pas une pièce de théâtre, finalement…

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Une fois que j’ai eu fini, j’ai su que ça n’allait pas. J’étais tombé dans le classicisme, ce que je ne fais jamais. Mon ami comédien Lassina Kader Touré m’a dit : « C’est tyrannique, comme texte. Je ne vois pas ce qu’un metteur en scène peut en faire. Il n’a pas la place pour imaginer quoi que ce soit. » J’avais de longues didascalies, des descriptions de scènes, des dispositifs vidéo pour marquer le temps historique… Du pur théâtre à papa ! Il fallait que j’aille plus loin pour casser les codes coloniaux ! J’ai explosé les didascalies, que j’ai transformées en textes. Pas comme une instruction, pas comme une suggestion, mais comme un geste de beauté. C’est une voix supplémentaire qui a tout changé. J’ai gardé mon approche des dialogues et mon côté poétique. J’avais ainsi les trois piliers de mon écriture : la poésie, la politique, les dialogues.

La politique est en effet très présente, avec la mention des colons Marcel Treich-Laplène et, surtout, Jean-Baptiste Marchand.

Treich, je l’avais déjà épuisé dans Camarade Papa ! Le pur colon, la pierre angulaire de la colonie, c’est le lieutenant Jean-Baptiste Marchand, devenu le capitaine Marchand après Fachoda. C’est la référence ! On le connaît pour cette victoire – on oublie de dire qu’il a accompli ça avec des tirailleurs sénégalais – qui marque le durcissement des politiques coloniales. Les Français sortent de l’humiliation contre l’Allemagne et quand ils tiennent ce fort, ils sont contents, c’est vécu comme la Coupe du monde de 1998. Il faut lire les journaux de l’époque. Les gens sortent dans la rue. La grande méfiance des Français face aux politiciens commence quand ces derniers cèdent finalement face au Anglais. Nos nobles militaires ont gagné la bataille, et les politiciens ont fait marche arrière. En fait, ils pensaient déjà au match retour contre l’Allemagne, un match qui ne pouvait pas se jouer sans les British. Fachoda, c’est le premier caillou sur le chemin de la première guerre mondiale. C’est à partir de ce moment-là que les Français commencent à être sérieux dans le bouclage des colonies en Côte d’Ivoire, dans le nord du Nigeria, au Cameroun. Marchand, lui, a fait ses armes en Côte d’Ivoire. Et il est toujours en Côte d’Ivoire.

Comment ça ?

À Grand-Bassam, là où je vis, dès que tu traverses le pont tu tombes sur la rue du Lieutenant-Marchand. Elle existe toujours ! C’est pourquoi je me suis dit qu’il fallait qu’on sache qui c’était ! Et puis son nom s’écrit comme marchandise, c’était du pain bénit pour moi. Au début de l’histoire, il peut représenter la colonie, après il représente le capitalisme.

Vous faites souvent le parallèle entre l’exploitation du caoutchouc au Congo et celle du cacao en Côte d’Ivoire.

C’est la même chose, j’aurais pu écrire le même texte avec le caoutchouc, le coton, sauf que j’ai choisi le chocolat. C’est plus puissant parce que ça se mange, le chocolat. Ce n’est pas vital, c’est seulement du plaisir.

Et cela n’a guère été traité dans la littérature ?

C’est dingue, non ? Je n’ai guère trouvé de références, ni en Occident ni en Afrique. C’est comme quand le soleil se lève, personne ne pose de question. Peut-être parce que cela représente la douceur et qu’on ne remet pas en question ce qui est doux, bon, raffiné. Même les pauvres, quand ils ont un bout de chocolat, ils ont l’impression d’être riches. C’est comme le champagne, il y a tout un monde culturel autour, dans les pubs, dans l’iconographie. Personne ne conteste le chocolat. Quand tu déprimes, un bout de chocolat et ça repart ! « Un Mars et ça repart ! »

Quel est le rapport des Ivoiriens avec le chocolat ?

C’est le même que celui des Américains, des Français ou des Thaïlandais. Ce n’est pas un produit hyperconsommé, mais, en Côte d’Ivoire, les riches ou les nouveaux riches achètent des tablettes de chocolat belge sans se poser de questions. Comme tout le monde. Nesquik, Neskao… C’est une évidence pour le petit déjeuner. Et même s’il commence à y avoir des chocolatiers ivoiriens, ils se positionnent en référence aux Occidentaux. Cocoaïans est là pour pulvériser ce point de vue.

Vous évoquez la faible transformation de la poudre de cacao sur place…

La transformation n’est pas l’objectif à poursuivre. Je suis favorable à l’idée de la poudre, à l’idée de la came que tu gardes sur toi et que tu deales toi-même. Après, ailleurs, ils peuvent bien en faire ce qu’ils veulent.

La société ivoirienne a été transformée par cette production ?

Chez nous, tout vient du chocolat : l’école, les hôpitaux, le goudron. Les Ivoiriens ne devraient pas pouvoir regarder une tablette de manière anodine. En France, aux États-Unis, ils peuvent se le permettre, mais pas nous ! Cocoaïans, c’est une adresse directe aux Ivoiriens.

L’histoire moderne du pays est une histoire de poudre ?

C’est fou de réaliser que même les indépendances sont issues du rapport au cacao et au café ! Gabriel Binlin Dadié, le fondateur du Syndicat agricole africain (SAA), est un planteur de cacao. Le SAA, dans une réunion que je décris, a donné naissance au Rassemblement démocratique africain (RDA). Or c’est le premier grand mouvement qui aboutira aux indépendances en Afrique, ce n’est pas rien ! Je donne les noms, ils étaient tous là – à l’exception des femmes !

Que s’est-il passé ensuite ?

Ils se sont laissé subjuguer par les indépendances. Ils ont eu trop de pouvoir, trop tôt. Ils ont remplacé du jour au lendemain des Blancs qui les opprimaient et qu’ils vénéraient pour se comporter exactement comme eux. Même à l’école, ils n’ont pas changé les livres, la manière d’enseigner l’Histoire. L’histoire de l’Afrique que nous avons apprise est une arnaque totale. Quand les panafricanistes bombent le torse, ils parlent des royaumes et des empires, comme en Europe. Ah, vous savez, au temps de l’empire du Mali ! De l’Empire songhaï ! De l’Empire kongo ! C’est de l’histoire coloniale, ça ! Mon grand-père n’appartient pas à ce récit, tout comme les petits groupes qui se déplaçaient et représentaient 90 % de la population africaine ! Kanga Moussa, qui est parti à La Mecque, ce serait l’histoire de l’Afrique ? Mais ce n’est rien, Kanga Moussa, c’est un pipi de chat dans la lagune Ébrié !

Vous évoquez une réunion dans la forêt de Gbaka, en 1908.

C’est du vrai de vrai, même si je l’invente. Je me mets dans la tête de mon arrière-grand-père en 1908 et je choisis cette forêt parce qu’elle porte mon nom. J’aurais pu venir du bois sacré de Korhogo, il y aurait eu les mêmes protagonistes. Imaginez des gens qui viennent avec des flingues pour vous ordonner de planter un truc inconnu. Ils dépensent une énergie folle non pas pour vous emmener en esclavage, mais pour que vous plantiez du cacao. Personne ne sait ce que c’est : si ça se mange, si ça soigne, si c’est bon. Par l’introduction de ces cultures – le café, le cacao –, les colons font exploser notre civilisation. La colonisation, c’est ça. Toute l’administration qui vient avec, c’est pour ramener le butin chez eux. Les routes, les ponts, c’est pour extraire le cacao de cette brousse !

Vous rendez le cacao responsable des guerres en Côte d’Ivoire ?

Ce n’est pas discutable, c’est factuel. Toute l’histoire de la Côte d’Ivoire est liée à la culture du cacao. En 1960, quand le cacao cartonne, c’est le miracle économique. La grande crise de 1984-1985, ce que Senghor appelait si joliment « la détérioration des termes de l’échange », pour dire qu’on se faisait spolier, est issue de la chute du cacao, qu’Houphouët-Boigny retient dans le port d’Abidjan. Le délitement de son pouvoir commence à ce moment-là. Au milieu des années 1990, il y a un boom du cacao quand Henri Konan Bédié prend le pouvoir et ils recommencent tous à faire les malins. En 1999, les cours plongent… Ce n’est pas un truc de complotiste, ce sont des études statistiques.

Mais qu’est-ce qui prime, le cacao ou la politique ?

En 1985, la chute du cacao provoque le durcissement de la politique. Une fois que les cours remontent, les temps bénis reviennent. En 1999, c’est le contraire, le coup d’État fait chuter le cacao. Les adolescents attardés qui jouent en Bourse avec la vie des gens le comprennent et thésaurisent. Boum, la guerre s’ensuit. Je ne dis pas que ces gosses ont armé les gens, mais que c’en est la conséquence. Rien à voir avec l’ivoirité.

Dans Cocoaïans, vous écornez un mythe, l’auteur de Charlie et la chocolaterie, Roald Dahl.

En regardant les films ou en lisant le livre, j’ai toujours été mal à l’aise. Pour tout le monde, c’était génial, mais quelque chose me dérangeait. Ils sont rigolos, les Oompas-Loompas, n’est-ce pas ? Quand j’ai vu le film avec mes enfants, je me suis dit : « Mince, je les ai emmenés voir Charlie et la chocolaterie ! » Le livre de Roald Dahl est encore plus raciste que le film, où les Oompas-Loompas sont blancs ! Dans le roman, ce sont des petits Noirs qui fabriquent du chocolat pour les petits Blancs. Ils travaillent par amour du travail, c’est ce qui les récompense pendant que Willy Wonka vend le chocolat. Wonka, c’est la quintessence du bourgeois, il n’est pas dans la ville, il est retiré dans les collines à distance des autres. Il faut déboulonner ce truc-là !

Comme souvent dans vos textes, vous vous en prenez surtout au capitalisme.

Je ne crois pas au racisme : le racisme masque toujours l’exploitation des populations, c’est un écran de fumée et il faut le savoir. Derrière, il y a des gens qui veulent des places, qui veulent gagner beaucoup d’argent. Plus le racisme est visible, plus il y a de l’exploitation. Charlie et la chocolaterie, c’est la quintessence de l’exploitation.

À qui s’adresse Cocoaïans ?

Il faut que ce discours-là soit entendu par un large public, c’est un livre adressé aux Occidentaux, aux Ivoiriens, aux Africains, à ceux qui sont fiers de crier : « Nous sommes les premiers producteurs d’arachide ! Nous sommes le premier producteur de cacao ! » La belle affaire…

Cocoaïans (Naissance d’une nation chocolat), de Gauz’, L’Arche, 114 pages, 14 euros

« Cocoaïans (Naissance d’une nation chocolat) », de Gauz’, L’Arche, 114 pages, 14 euros. © Editions de l’Arche

« Cocoaïans (Naissance d’une nation chocolat) », de Gauz’, L’Arche, 114 pages, 14 euros. © Editions de l’Arche

Et sinon, que fait Gauz’ ?

Auteur polyvalent, l’auteur de Debout-Payé (2014) et de Camarade Papa (2018) travaille actuellement sur plusieurs projets. Il est en train d’achever l’écriture d’une série pour Canal +, Clash, portant sur le coupé-décalé. Cette série qui sera tournée par Philippe Lacôte, son ami depuis vingt ans, se déroule dans deux capitales africaines, Abidjan et Kinshasa, où le coupé-décalé a été inventé. Une autre série, Niabla, écrite il y a trois ans par Gauz’, sera bientôt réalisée par Alex Ogou, pour Canal+ aussi.

« Je peaufine aussi mon prochain roman, Six heures, comme les six heures du vol Abidjan-Paris que j’ai passées avec Emmanuel Macron, dit-il. C’est un bouquin marrant parce que, dedans, je tue le président. »

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