Abdel Raouf Dafri : des tripes et des lettres
Ce fils d’immigrés algériens s’est fait remarquer avec ses scénarios pour Un prophète et pour la série télévisée Braquo.
Un sourire aux dents de loup, de grands yeux bleus qui ne vous quittent pas : quand Abdel Raouf Dafri parle de son métier, c’est avec la verve de ses personnages. En plein après-midi, le scénariste engloutit un steak frites. Et ne mâche pas ses mots. Sa langue fleurie vient du parler populaire des quartiers de Wattignies, près de Lille, où il a grandi. Il a un avis sur tout, et surtout sur la France, pays qu’il aime et critique tout aussi bien. Pourtant, il est là, accessible, réactif, généreux dans ses réponses.
À 48 ans, ce fils d’immigrés est l’un des scénaristes les plus en vue aujourd’hui. À peine a-t-il écrit les épisodes de la saison 3 de la série Braquo que le tournage commence, Caplan et sa bande de flics tentant de s’en sortir dans un polar grinçant aux allures de western. Du pur Dafri : un regard sociologique anxiogène, de l’action à l’américaine et une bonne dose de vécu.
Lorsque ses parents, illettrés, débarquent d’Algérie en 1962, ils tiennent à donner à leurs sept enfants une éducation solide. « Ils ne m’ont pas cassé les pieds avec l’Algérie. Je sais d’où je viens, je parle l’arabe, je connais la mentalité par coeur, mais ce n’est pas mon pays. Je paie mes impôts ici, ma fille est française. » Enfant, il préfère la lecture des bandes dessinées à la discipline scolaire. Et apprend à aimer les histoires avec Dumas et Hugo. « Le système français n’est pas bâti pour les originaux, alors je ne me suis pas intéressé au système. » Pourtant son père, ouvrier, veut qu’il ait un métier : un CAP de chaudronnier-soudeur fera l’affaire. À 16 ans, l’apprenti Dafri regarde les westerns de Sergio Leone et y retrouve l’ambiance de sa cité. « Les mecs avec qui j’ai grandi, c’étaient des gangsters. Moi, je n’avais pas les couilles pour être comme eux. J’avais un cerveau, ils avaient des tripes. » Les sujets de ses futurs films sont là…
Rythme
Coup de chance : l’avènement des radios libres, en 1981, lui permet de devenir journaliste. Il apprend à rédiger et à se fabriquer une « horloge interne » du phrasé. « La base du scénario, c’est le rythme. En France, on le néglige, mais pour moi il faut que ça swingue ! Clouer les gens à leur fauteuil, je sais faire. » Malgré quelques premières rencontres avec des sociétés de production, Dafri attend son heure. Être « scénariste à louer », très peu pour lui. « Yves Saint Laurent n’est pas devenu Yves Saint Laurent en faisant la couturière, mais en devenant patron de collection. »
Galères, RMI, tout en continuant à écrire les histoires qui germent dans sa tête. Une série, La Commune, et un film, Un prophète. L’arrivée de François Cognard à la tête de Canal+ Écriture va provoquer les rencontres nécessaires. Marco Cherqui décide de produire Un prophète et en confie la réalisation à Jacques Audiard. Le film obtient le grand prix du jury au Festival de Cannes et le césar du meilleur scénario. Dafri rencontre aussi un jeune producteur, Thomas Langmann, dont le projet de biopic sur le criminel Jacques Mesrine est en train de prendre l’eau, et qui lui demande de revoir le scénario. Le sujet n’emballe pas Dafri : « Pour moi, un mec qui abandonne sa famille pour devenir un fantasme de lui-même, c’est un connard. Le véritable héros, c’est celui qui se lève le matin et va bosser pour que sa femme et ses gosses puissent avoir un toit. » C’est parce que Langmann réussit à convaincre Vincent Cassel et que Jean-François Richet est à la réalisation que Dafri signe. Nouveau succès.
Emmy Award
En 2010, le scénariste reprend la série Braquo, créée par Olivier Marchal. Huit épisodes écrits seul et en un temps record. « Je n’avais aucune arche narrative et seulement trois semaines par épisode. Ce sont des premières versions qu’on voit à l’écran ! » Son ton, moderne, est qualifié par certains de « néopolar ». « La première saison ne correspond pas à ma vision : les flics pleurent sur eux-mêmes et il n’y a pas d’Arabes ni de Noirs. » Le producteur de la série, Claude Chelli, confirme : « Abdel a contribué à désenclaver la série. Il a fait sortir les héros de leur commissariat. Ils sont au front, plongés dans la France multiethnique d’aujourd’hui. Abdel se documente avant d’écrire et part ensuite de ce réel brut pour le réinventer. » Et ses choix sont payants : l’audience atteint 1,3 million de téléspectateurs et Braquo décroche un International Emmy Award, première pour une série française.
Une arête lui reste pourtant en travers de la gorge, la réaction des médias. « Très peu ont relayé l’information, et quand ils l’ont fait, ce n’est qu’en citant Marchal. Mais c’est la saison deux, écrite par un Arabe, qui a eu l’Emmy ! L’intellect est la chasse gardée du Blanc. La France n’a pas intégré que les Arabes et les Noirs ont un cerveau. Dans les années 1980, quand les polars américains étaient doublés, le personnage de couleur avait un accent petit nègre improbable pour un Noir de Brooklyn ! C’est pour ça que j’écris : c’est le multiculturalisme qui m’intéresse, le cinéma doit toucher le peuple. »
Dafri a tout de même accepté avec plaisir d’être fait chevalier des Arts et des Lettres en 2012. « Ça me rassure de constater qu’un enfant d’immigrés analphabètes peut, par les temps qui courent et sur la simple foi de son travail, recevoir cette distinction », dit-il.
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