Tunisie : « On ne se taira plus »

Après des lendemains de révolution incertains, un nouvel équilibre s’esquisse entre le pouvoir politique et les citoyens. Ce qui laisse augurer un avenir moins sombre qu’il n’y paraît pour la Tunisie.

Séance de lecture collective, avenue Bourguiba, à Tunis. © AFP

Séance de lecture collective, avenue Bourguiba, à Tunis. © AFP

Publié le 14 mai 2013 Lecture : 7 minutes.

En soutenant, au début d’avril, sur Al-Jazira que l’arrivée au pouvoir des « laïques extrémistes » pourrait déclencher une révolution sanglante au cours de laquelle ils seraient « pendus », le président Moncef Marzouki a suscité un tollé. L’indignation est telle qu’une motion de censure a été déposée contre lui, le 16 avril, à l’Assemblée nationale constituante (ANC). Et jugée recevable le 23 avril. Du jamais vu en Tunisie, a fortiori dans un pays arabe, où les plus hautes instances de l’État sont d’ordinaire intouchables. « Ces propos ne sont pas dignes d’un président, a déploré Samir Bettaïeb, porte-parole d’Al-Massar. En tant que représentant de la Tunisie à l’étranger, Marzouki aurait dû s’en tenir à un strict devoir de réserve. » Le chef de l’État, lui, est furieux : « C’est un acte burlesque ! » Pourtant, il aurait pu tout aussi bien se féliciter, même s’il en fait les frais, de la mise en oeuvre d’un outil de contrôle hautement démocratique.

Le président n’est pas le premier à avoir fait l’objet d’une telle procédure. Le 16 avril, Sihem Badi, ministre des Affaires de la femme et de la famille, a dû s’expliquer devant les élus pour avoir tergiversé sur les mesures de protection des plus jeunes après le viol d’une fillette dans un jardin d’enfants. Si la destitution du président de la République est tout à fait improbable, l’événement n’en marque pas moins un progrès de la démocratie. « Beaucoup doutent des avancées du pays, mais ce qui a été accompli n’est pas une chimère. Nul n’est au-dessus de la loi et c’est un acquis fondamental », assure un député d’Al-Aridha.

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La transition démocratique a enclenché un processus qui n’épargne personne. Pas même l’opposition, que les critiques émanant de ses propres rangs ont conduite à réviser sa stratégie. « Tant qu’elle sera dans le suivisme ou dans la réaction, et pas dans l’action, acceptant que ce soit Ennahdha [parti islamiste au pouvoir, NDLR] qui crée l’événement, lance les débats, en impose les thèmes et l’agenda, nous n’irons pas loin ! Opposant ne veut plus dire soumis et complaisant ! » proteste Rym Mourali, du parti Al-Moubadara (destouriens). Un point de non-retour a été atteint ; il ne saurait plus être question d’esquiver les débats contradictoires, sur la place publique ou dans les coulisses du pouvoir, ce qui laisse présager une embellie démocratique progressive.

Les activités des constituants sont suivies en temps réel, depuis leur vote jusqu’à leur assiduité.

Electrochoc

Il est minuit, ce 22 avril, quand, après des débats houleux, la troisième mouture de la Constitution est approuvée. Fadhel Moussa, président de la commission des juridictions à l’ANC, diffuse sur les réseaux sociaux les points clés de la loi fondamentale et les acquis arrachés aux islamistes. Loin de se contenter des avancées, la société civile se met aussitôt en état d’alerte et s’organise pour faire pression sur les experts constitutionnalistes chargés d’examiner le projet de Constitution afin de lever les dernières réserves, dont celle sur la liberté de conscience. « Surtout ne pas abdiquer, la lutte est encore longue, ne baissons pas les bras », martèle Fadhila Touzri, du mouvement citoyen Doustourna, tandis qu’un observateur de la coopération italienne note que « l’adoption des droits universels dans la Constitution pourrait sembler une évidence, mais dans une période aussi incertaine, c’est une consécration de la modernité envers et contre tout ». Malgré les écueils, la Tunisie avance. Son avenir est sans doute encore flou, mais il est sûr, comme l’affirme Ahmed Ounaïes, ancien ministre des Affaires étrangères, qu’« il y a lieu d’être optimiste parce que le Tunisien n’accepte plus la coercition, qu’elle soit exercée au nom du père, de l’imam ou du zaïm ! ». Les résultats des élections du Conseil de l’ordre des médecins et de l’Association des jeunes avocats, remportées largement par les démocrates, et la menue monnaie jetée symboliquement devant l’ANC quand les constituants ont voulu augmenter leur rémunération confirment la tendance. « On ne se taira plus », disait un slogan du 14-Janvier.

Passé l’euphorie et l’hébétude consécutives à la révolution, les Tunisiens font l’apprentissage de la démocratie. Forts de leur maturité politique grandissante, ils sont non seulement déterminés à se battre mais aussi à passer à l’action, ne concédant plus rien à la classe dirigeante. Faute de leaders convaincants, l’opinion publique et la société civile sont devenues les meneuses de la transition. « Rien n’est joué, et c’est tant mieux ! Cette phase de transition est un électro­choc. Nous apprenons l’usage des outils de la démocratie et, n’en déplaise aux politiciens, les citoyens ont encore leur mot à dire », se réjouit Abdelaziz, ancien militant politique devenu acteur de la société civile. S’appuyant sur une liberté d’expression désormais non négociable, une résistance active s’organise. Individuelle ou collective, elle est parfois erratique, souvent spontanée, mais le temps où Facebook faisait figure de mur des lamentations est bien fini. Les réseaux sociaux servent désormais à dénoncer les dépassements, à attirer l’attention sur des faits et à informer de toutes les activités de la société civile. Objectif : combattre toutes les tentatives d’hégémonie. Chacun à sa manière et selon ses moyens. Les jeunes, qui se voient comme les laissés-pour-compte de la transition, portent le combat sur le terrain de la création, souvent originale et insolite. « Regardez, plus aucun mur de Tunis n’a conservé les graffitis et les slogans de la révolution. Tout a été effacé. S’il n’y avait le témoignage des images, on n’aurait pas conservé grand-chose de l’explosion créatrice du 14-Janvier. Une révolution sans culture n’en est pas une », assure le réalisateur Walid Tayaa.

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L’art et le savoir sont redevenus d’actualité. « Les artistes ont été les premiers menacés par la montée du radicalisme religieux. On en a tiré les conséquences », explique Meriem, une plasticienne. Les passages à l’acte sont souvent citoyens et dépourvus de toute provocation. Par centaines, jeunes et moins jeunes s’installent avenue Habib-Bourguiba un livre à la main pour des séances de lecture collective afin de promouvoir le savoir, conçu comme un droit pour tous. D’autres dansent ou occupent les théâtres pour affirmer leur rôle en tant qu’artistes. « Nous étions interdits de rap sous Ben Ali. Il n’est plus question de nous soumettre. Notre message est porteur de liberté », clame Bahri Ben Yahmed, danseur et promoteur de performances urbaines.

Pédagogie

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Tunis bouge, les régions de l’intérieur aussi. « Nous avons mis quelque temps à comprendre qu’il nous fallait être à l’écoute. Il ne s’agissait pas d’apporter uniquement un soutien mais aussi de l’espoir », assure Selma, du réseau associatif Jamiati. Éveil à la citoyenneté, sensibilisation aux enjeux de la Constituante sont les axes de travail de nombreuses associations. « Nous assistions les populations avec des aides humanitaires. Les caravanes ont été souvent pillées mais nous n’avons pas baissé les bras. Désormais, nous apportons notre soutien aux enfants scolarisés et travaillons sur un volet culturel. C’est essentiel pour les futures générations », explique Einayet Msellem, de l’association Amana. Apporter aux jeunes une éducation que l’école publique ne dispense pas est devenu une priorité. Les enfants de l’école de la rue de Russie, à Tunis, ont ainsi monté, avec le soutien du Réseau national anticorruption (RNAC), une pièce sur la prévarication et débattent du sujet avec des enfants des régions. « Il faut former pour le futur », répète à l’envi Taoufik Chamari, président du RNAC.

Résistance

L’association Al-Bawsala, elle, s’est fixé pour mission d’informer en temps réel. Elle a d’ailleurs irrité les élus en mettant en place un système de veille qui permet aux citoyens de suivre, en toute transparence, les activités des constituants, depuis leurs votes jusqu’à leur assiduité. La société civile a choisi d’enfoncer le clou et multiplie les poches de résistance pour éviter que le pays ne bascule dans l’obscurantisme. « L’avenir est plus à faire qu’à prédire. Chacun exerce sa résistance dans sa sphère d’influence. Cela aboutit à des milliers d’initiatives émanant de toutes parts. Additionnées les unes aux autres, elles constituent une force qui interpelle ceux qui ont les clés du pouvoir », analyse le statisticien Hassen Zargouni. Les résultats se font sentir ; les Tunisiens s’imposent, esquissent d’importantes avancées et apprennent à pratiquer un vivre-ensemble. Si ce n’était les embûches politiques et économiques, ils auraient tout lieu d’être optimistes. « Le travail ne fait que commencer et doit beaucoup aux femmes. Après les élections et avec la mise en place de réformes, nous serons, tous ensemble, sur la bonne trajectoire », assure Jihène, une militante féministe.

Quand le privé s’en mêle

« Il n’y a plus qu’un seul sellier dans tous le pays qui maîtrise cette spécialité séculaire », s’inquiètent les bénévoles de la toute nouvelle Union syndicale interprofessionnelle du cheval (Usic), qui a lancé le pari de faire revivre la filière des métiers du cheval. Elle organise en mai un festival pour renouer avec une tradition tunisienne en voie d’extinction et sauvegarder le cheval barbe et le poney de Mogod. Difficultés économiques obligent, l’État hésite à prendre des initiatives. Alors les privés s’en chargent et partagent une « Tunisie autrement » qui leur tient à coeur. Au moment où les décideurs hésitent à définir un modèle touristique tunisien, Amel Djaïet, promotrice du portail sur le tourisme Mille et Une Tunisie, publie un hors-série où elle décline les offres et les thématiques les plus originales que propose le pays. Le contenu, attrayant, ferait rêver le plus exigeant des visiteurs, mais l’absence d’implication d’organismes publics suscite des interrogations sur les intentions du pouvoir en matière de tourisme. F.D.

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