Bandoum Bandjim : « Au Tchad, tout le monde était suspect sous Hissène Habré »
Ancien gendarme, Bandoum Bandjim a officié pendant cinq ans au sein d’une unité, la DDS, dont le seul nom suffisait à inspirer la terreur. Si procès il y a, il témoignera contre l’ancien président réfugié à Dakar.
Il est l’un des témoins clés de la procédure intentée au Sénégal contre Hissène Habré. À 59 ans, devenu régisseur d’immeubles, Bandoum Bandjim mène une existence discrète dans le sud de Paris. Il y a trente ans, il a été recruté par la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), la police politique, dont le seul nom suffisait à inspirer la terreur dans les années 1980. Dans ses prisons, actes de torture et privations constituaient le quotidien de détenus qui ignoraient le plus souvent pour quel motif on les avait confinés sans jugement pendant plusieurs années. Bandoum Bandjim a officié à la DDS pendant cinq ans, avant d’être à son tour enfermé. S’il demeure elliptique sur les agissements qu’il a personnellement commis à l’époque, l’ancien officier dévoile à Jeune Afrique l’itinéraire cabossé d’un gendarme entraîné dans le tumulte des années noires et aujourd’hui déterminé à soulager sa conscience.
Jeune Afrique : Pourquoi avez-vous accepté de témoigner en faveur des victimes qui ont porté plainte contre Hissène Habré ?
Bandoum Bendjim : Ces années passées à la DDS représentent une page sombre de mon existence. J’avais reçu de mes parents une éducation humaniste, et ce que j’ai été amené à faire à l’époque a troublé ma conscience. Je savais que ça risquait de rejaillir un jour sur mes enfants. Je me devais de livrer ma part de vérité sur cette période de ma vie qui a été salie.
En quoi consistait votre travail ?
Je devais traiter et archiver les nombreuses fiches d’information qui nous parvenaient au sujet des personnes soupçonnées de menacer la sécurité de l’État. J’étais également chargé de me rendre dans les prisons pour recenser et identifier les prisonniers. Chaque jour, de nouvelles personnes étaient incarcérées sans qu’on sache qui elles étaient, d’où elles venaient ni pourquoi elles avaient été arrêtées.
Quelles étaient les conditions de détention de ces prisonniers ?
À la « piscine », au camp 13 ou au camp de la gendarmerie, elles étaient effroyables. Les prisonniers souffraient de dysenterie et de diverses pathologies, mais il n’y avait pas de véritable médecin pour les examiner, si ce n’est un simple infirmier. Je me suis rendu compte que de nombreux prisonniers ne présentaient en réalité aucune menace. Lorsque je rédigeais mes listes, je consignais les motifs de l’arrestation ; quand ils étaient inexistants, je l’indiquais aussi. Mais la décision de les libérer ou de les maintenir en détention ne dé-pendait pas de moi. Dans les rangs de la DDS, il y avait beaucoup de militaires qui avaient fait la guerre aux côtés de Habré. La crainte d’être renversés par une faction rivale et de perdre le pouvoir les incitait sans doute à faire du zèle et à soupçonner n’importe qui d’oeuvrer secrètement au renversement du régime.
Hissène Habré avait-il connaissance de ce qui se passait dans les geôles de la DDS ?
Je sais seulement que toutes les fiches d’information émanant des quatre coins du pays étaient concentrées au niveau de la DDS. Les synthèses qui en étaient tirées étaient ensuite adressées à la présidence de la République, comme le montrent d’ailleurs les archives qui ont été retrouvées après la chute de Hissène Habré. Chaque matin, le directeur de la DDS allait personnellement voir le président pour lui en rendre compte.
Comment a évolué votre carrière par la suite ?
Je suis resté à ce poste pendant quelques mois. Puis j’ai été nommé chef du service exploitation. À partir des fiches de renseignement qui nous parvenaient des provinces, je devais réaliser des synthèses que j’adressais ensuite au directeur de la DDS. En septembre 1987, je suis tombé gravement malade et j’ai dû partir me soigner au village pendant plus de un an. À mon retour à N’Djamena, en février 1989, on m’a demandé de reprendre mon ancien poste. Mais mon adjoint, qui avait assuré l’intérim en mon absence, a refusé de me céder la place. Quand j’ai informé mon supérieur que je ne pouvais pas reprendre mon travail, celui-ci m’a fait arrêter.
On m’a alors mis sur le dos toutes sortes de fausses accusations. J’ai été détenu au camp 13 jusqu’en septembre 1989. Un matin, un officier a ouvert la porte de ma cellule et m’a informé que j’étais libéré. On m’a réintégré à la DDS, mais sans véritable affectation. C’est alors que j’ai pris la décision de quitter le Tchad. Comme je ne pouvais pas m’enfuir, sachant que ma famille paierait les pots cassés, j’ai demandé à être détaché au sein de la police militaire afin d’aller suivre une formation de trois ans en France. J’ai eu la chance d’être sélectionné.
Ce que j’ai été amené à faire à l’époque a sali ma vie.
À quel moment avez-vous pris la décision de témoigner ?
Dès 1992, quand j’ai déposé ma demande d’asile politique en France, j’avais déjà tout détaillé. Dans un premier temps, l’Ofpra [Office français de protection des réfugiés et apatrides, NDLR] avait d’ailleurs rejeté ma demande en considérant que je n’étais pas véritablement menacé au Tchad. La même année, j’ai écrit au procureur qui avait été chargé par le nouveau régime d’enquêter sur les exactions commises sous Hissène Habré. Par la suite, j’ai contacté Dobian Assingar, président de la Ligue tchadienne des droits de l’homme et vice-président de la FIDH [Fédération internationale des ligues des droits de l’homme], qui m’a suggéré d’attendre pour livrer mon témoignage. À l’époque, il préparait une plainte qui devait être déposée à Dakar, où Hissène Habré s’était réfugié.
En 2001, après le rejet de cette première plainte, Dobian Assingar est venu me voir en banlieue parisienne. Il m’a expliqué qu’il existait une possibilité d’enclencher une procédure en Belgique et m’a demandé si j’étais prêt à témoigner. Il a passé une semaine avec moi et je lui ai tout raconté. C’est comme ça que j’ai transmis mon témoignage à la justice belge, avec le concours de Human Rights Watch et de la FIDH. Aujourd’hui que la procédure est confiée aux juges sénégalais, je leur réserve la teneur de mon témoignage sur ce que j’ai constaté quand je travaillais à la DDS.
Vous témoignez en faveur d’anciens prisonniers politiques dont certains vous désignent comme l’un de leurs anciens bourreaux.
Je ne peux pas nier avoir fait des choses lorsque je travaillais pour la DDS. J’ai notamment arrêté des gens sur l’ordre de mes chefs. Aujourd’hui, c’est pour eux que je témoigne, mais aussi pour moi-même, car j’ai eu à subir personnellement la répression : j’ai été incarcéré moi aussi, et lorsque je suis sorti de prison, je tenais à peine debout. Je continue de porter ce double fardeau. Je pense qu’un procès serait bénéfique pour tous les Tchadiens, afin de permettre au Tchad d’entrer dans une ère nouvelle. Si la justice est rendue, nous pourrons tourner cette page sombre et regarder vers l’avenir. Quoi qu’il m’en coûte, c’est cette démarche de réconciliation qui me guide.
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Propos recueillis à Paris par Mehdi Ba
DDS
Créée en janvier 1983, la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS) était placée sous l’autorité directe de la présidence. Chargée d’emprisonner ou d’éliminer « les ennemis de l’État », elle s’est distinguée, selon la commission d’enquête du ministère tchadien de la Justice, « par sa cruauté et son mépris de la vie humaine », et elle est responsable de plusieurs dizaines de milliers d’enlèvements, d’actes de torture et d’assassinats
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