Nous et les « j’noun »
J’ai un collègue, Günther, qui s’est spécialisé dans les croyances populaires, les superstitions, le folklore, etc. Vous voyez ce que c’est – chaque peuple a de ces bizarreries, et les anthropologues s’en donnent à coeur joie. Il y a quelques années, Günther a entrepris une recherche relative à une superstition bien particulière, celle qui concerne les djinns, les j’noun, les petits démons, les diablotins avec leur fourche… Personne n’en a jamais vu un, mais des millions de benêts y croient dur comme fer. C’est assez amusant. Parfois, c’est tragique, quand un charlatan essaie d’exorciser un djinn et finit par tuer le soi-disant possédé.
Mon collègue a suivi ce qu’on appelle en statistique une cohorte de Marocains en Allemagne. Il les a suivis pendant quelques années pour voir s’il y avait des évolutions dans leur façon de voir le monde. Vu sa spécialité, il s’est intéressé aux j’noun. J’ai bavardé avec Günther avant-hier, et il m’a exposé sa principale conclusion. Quand ils arrivent en Allemagne, par exemple dans le cadre du regroupement familial, la proportion de Marocains qui croient aux j’noun est de presque 100 %. C’est assez normal. Le niveau intellectuel n’est pas très élevé, et la superstition est une façon, disons normale, de concevoir le monde quand on ne comprend pas grand-chose à la physique, à la chimie, à la biologie, etc.
Cependant, plus leur séjour en Europe se prolonge, plus la proportion de Marocains assez niais pour croire aux j’noun commence à diminuer. Au bout de quelques années, elle n’est plus que de la moitié. Il y a donc un progrès indéniable sur le chemin de la raison et de l’intelligence. C’est du moins ce que je me suis exclamé, tout content. Pour une fois qu’il y a une bonne nouvelle… En abandonnant des croyances idiotes, ces Marocains font un pas vers une intégration harmonieuse dans la société où ils vivent désormais.
J’étais donc tout content, mais Günther, lui, se grattait le bout du nez en secouant la tête. Désolé de gâcher ta fête, me dit-il, mais tu n’as rien compris. En fait, d’un point de vue psychologique, cet abandon de la croyance aux djinns est plutôt une régression qu’autre chose. Ces gens-là, que j’ai interviewés, ne sont pas très intégrés dans la société – et même pas du tout. Ils en arrivent à considérer les Allemands comme des ennemis, des individus incompréhensibles qui ne s’expriment que par des grognements incompréhensibles. Il faut donc les tenir à distance, s’en protéger : toute l’énergie mise autrefois à se protéger des djinns avec force talismans et formules incantatoires est maintenant mise au service du combat contre l’Européen – c’est lui, le vrai djinn – et, du coup, les bons vieux j’noun de l’enfance commencent à s’effacer, à disparaître…
J’ai quitté mon collègue en pleine confusion. Certains Marocains ne croient plus aux j’noun parce qu’ils ont fort à faire avec ceux qu’ils considèrent comme de vrais j’noun, menaçants et incompréhensibles – leurs voisins européens. Est-ce vraiment un progrès ?
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