Bande dessinée : défis égyptiens
Une censure toujours menaçante, un lectorat restreint et des investissements encore insuffisants… Les difficultés demeurent nombreuses pour développer le neuvième art au Caire.
Dans un pays plus habitué au Journal de Mickey qu’à Largo Winch, les dessinateurs se battent pour donner à la bande dessinée ses lettres de noblesse. Les initiatives personnelles se multiplient, et plusieurs fanzines comme El Doshma, El Bostagy et Tok Tok Magazine ont fait leur apparition, s’inspirant de l’actualité bouillonnante du pays. Une des raisons principales de leur succès ? L’ancrage dans la culture locale. « On s’inspire des arts populaires traditionnels : la calligraphie, les dessins naïfs de l’artisanat local », explique Andeel, caricaturiste politique et l’un des créateurs de Tok Tok. « L’argot égyptien, le parler de la rue, est aussi de plus en plus présent dans nos oeuvres, et il est très apprécié, car il traduit plus fidèlement l’esprit égyptien et la réalité du pays », précise Shennawi, autre dessinateur de Tok Tok.
Malgré le talent de ces artistes et la qualité des oeuvres, les comics peinent cependant à se démocratiser, et la bande dessinée reste l’apanage d’une minorité d’initiés, artistes des arts visuels, graphistes et étudiants des beaux-arts. « En Occident, le public de la bande dessinée est éclectique. En Égypte, ce n’est pas encore le cas », déplore Andeel, qui ajoute que l’un des objectifs principaux de Tok Tok est de populariser la bande dessinée. « Les oeuvres de certains artistes sont peut-être trop avant-gardistes pour le grand public. Nous devrions commencer par avoir notre propre Spirou », reconnaît sur un ton amusé Magdy El Shafee, auteur de Métro, le premier roman graphique arabe, publié en 2008 et immédiatement interdit par le régime de Moubarak.
Si l’ancien dictateur a été renversé par la révolution en 2011, les artistes ne sont toujours pas à l’abri de la censure.
Si l’ancien dictateur a été renversé par la révolution en 2011, les artistes ne sont toujours pas à l’abri de la censure. Et l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir pose la question de savoir si de nouvelles limites seront imposées aux créateurs. « Nous sommes dans une période où on est en train de redéfinir les lignes jaunes. Nous avons affaire à un nouveau régime qui fonctionne différemment, nous ne savons pas encore ce qui sera autorisé et ce qui sera interdit », avance Ahmed Sayed, rédacteur en chef de la revue de bande dessinée pour enfants Bassem, une des plus célèbres du monde arabe. « Nous essayons de profiter de cette période d’incertitude pour nous exprimer librement et tester les limites. On ne sait pas ce que l’avenir nous réserve », ajoute-t-il non sans humour. D’autres estiment cependant qu’il sera difficile au nouveau régime de leur imposer une quelconque censure. « Ces inquiétudes sont quelque peu exacerbées chez les artistes et les intellectuels égyptiens, d’autant plus qu’ils sont liés aux islamistes par une inimitié historique », relativise Andeel, qui indique : « Avec l’amélioration des conditions de vie socio-économiques des Égyptiens, nous devrions avoir moins d’inquiétudes concernant nos libertés. »
Ambitieux
Mais le problème essentiel auquel le neuvième art doit faire face reste la distribution. Les artistes sont unanimes : des investissements financiers importants sont nécessaires au développement d’une véritable industrie. « Il nous faut une institution puissante qui soit capable de soutenir activement l’art de la bande dessinée en Égypte », martèle Michel Maalouf, pionnier du domaine. Les comics pourraient aussi profiter de nouvelles stratégies de commercialisation plus ambitieuses. « Nous sommes 80 millions d’Égyptiens, nous avons des quotidiens qui se vendent à 1 million d’exemplaires et, malgré cela, nos tirages ne dépassent pas les 3 000 exemplaires », s’indigne Magdy El Shafee, qui indique : « Le public qui nous est naturellement acquis n’arrive pas à nous lire. Il suffit de voir les commentaires postés sur nos pages Facebook par des internautes à la recherche d’une certaine oeuvre. Et c’est sans compter le public qui pourrait être intéressé par notre travail s’il l’avait à sa disposition. »
L’espoir subsiste cependant, illustré par l’expérience d’Arab Comics. La première maison d’édition du pays spécialisée dans la publication de romans graphiques a vu le jour en 2011, peu de temps après la révolution. Depuis sa création, elle a publié trois livres, tirés à plus de 1 000 exemplaires, dont 18 Jours, qui relate le soulèvement populaire de janvier 2011. « Notre objectif est de contribuer au développement de l’art des comics et à sa popularisation auprès du public », explique Hani Abdallah, l’un des fondateurs d’Arab Comics, qui souligne que ce secteur peut à terme devenir financièrement rentable. « Nous n’en sommes pas encore à faire des bénéfices, mais nous amortissons déjà nos frais. »
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