Mostra de Venise : à Alice Diop, l’humanité reconnaissante
La réalisatrice franco-sénégalaise Alice Diop a été doublement primée, le 10 septembre à Venise, pour son film « Saint-Omer ». Une consécration à l’étranger que Rokhaya Diallo, Maboula Soumahoro, Noëlle Rouxel-Cubberly et Léonard Cortana* imaginent porteuse de promesse en France pour ceux et celles dont l’invisibilisation n’a que trop duré.
Publié le 13 septembre 2022 Lecture : 4 minutes.
Tribune. La 79e édition de la Mostra de Venise s’achève à peine et nous en retenons le rare doublé d’Alice Diop : un Lion d’argent (Grand Prix du jury) et un Lion du futur (meilleure première œuvre). Saint-Omer, le film récompensé, est une exploration subtile et radicale, abyssale, au parti pris esthétique de grande envergure. C’est la première œuvre de fiction de cette talentueuse documentariste d’origine sénégalaise qui s’est déjà vue récompensée d’un César et de deux Ours de Berlin.
Féminin et féministe
Tirant les fils d’une véritable histoire d’infanticide, la cinéaste nous plonge dans les profondeurs de la maternité et du rapport entre mère et fille. En 2016, le procès de l’étudiante sénégalaise Fabienne Kabou avait fait couler beaucoup d’encre dans les médias français et étrangers. La facilité aurait été de s’engouffrer dans les impasses d’un récit moral rassurant. Cependant, dans Saint-Omer, Alice Diop ne refait pas le procès, pas plus qu’elle n’en discute la sentence. Elle ne s’érige pas en juge mais embrasse et sonde toutes les complexités du sujet. Comme dans ses autres opus, sa caméra souvent fixe place les protagonistes au centre du cadre. Elle filme leur visage, s’attarde sur les temps de réaction et les silences. La parole devient puissante, les mots, les phrases nous poussent à puiser en nous les ressources nécessaires pour entendre ce récit d’un destin tragique.
L’œuvre impressionne tant par son ambition que par son exécution. En effet, le film est tout d’abord féminin et féministe : dans l’écriture de son scénario (Alice Diop, Marie NDiaye et Amrita David), dans sa cinématographie (Claire Mathon), son montage (Amrita David), son intrigue et son casting (Kayije Kagame, Guslagie Malanda, Valérie Dréville, Aurélia Petit). Le film est ensuite un tour de force en ce qu’il permet enfin un ancrage assumé et libre de corps de femmes noires dans la représentation du mythe et des réalités de la figure maternelle, figure universelle par excellence.
« Nous ne nous tairons plus »
À la remise de son second Lion, citant les écrits fondamentaux d’Audre Lorde, Alice Diop déclare : « Nous ne nous tairons plus. » Elle ne se positionne pas en tant que fer de lance d’une histoire du cinéma français aux origines extra-hexagonales qui débuterait en 2022. Cela équivaudrait à nier la généalogie, l’ancestralité et les influences des cinéastes extra-hexagonaux qui l’ont précédée. La parole d’Alice Diop est tout autre. En premier lieu, bien que consciente du fait qu’elle est récompensée à titre individuel, c’est au nom du collectif qu’elle désire s’exprimer en faisant usage du « nous ». Que recouvre donc ce « nous » ?
Un Nous comme le titre de son précédent documentaire, sorti en 2021, qui offrait déjà au public une vision réaliste et sans concessions de la société hexagonale contemporaine. Un « nous » qui résonne aussi comme l’écho des impossibilités du cinéma français, la représentation absente ou défaillante des individus, populations et communautés de France qui ne se fondraient pas dans un moule national à la fois idéalisé et erroné. Un « nous » pour combler le manque cruel et persistant de personnages de femmes noires complexes, non stéréotypées, personnages qui permettraient d’ouvrir de nouveaux horizons de représentation tout en interrogeant les projections figées dans l’imaginaire collectif.
Alice Diop est femme, noire, française et d’origine sénégalaise. Tous ces aspects de son identité comptent et ne sauraient se voir fractionnés – cela causerait le morcellement de son humanité pleine et entière. Similairement, les personnages de Saint-Omer apparaissent à l’écran non comme un ensemble de revendications, mais comme une affirmation artistique, esthétique donc politique, de leur droit à une existence ni entravée ni fantasmée, affirmation qu’ils incarnent dans toute leur opacité. L’universalisme prôné à l’échelle nationale est également porté par les corps qui ont, historiquement, été exclus de l’humanité.
Le défi de l’universel
Ainsi, selon Alice Diop, l’universalisme ne consiste pas à gommer comme par magie les différences et les identités, mais plutôt à les mettre en relation. Le procès de Saint-Omer, en scrutant toutes nos institutions (la famille, la justice, l’école, la religion), devient le théâtre qui nous confronte (enfin) au défi de l’universel comme trop peu de films s’y étaient risqués auparavant.
« Nous ne nous tairons plus » n’annonce pas une prise de parole première. Il s’agit plutôt de la promesse qu’il sera désormais impossible de bâillonner les œuvres qui émanent de ceux et celles dont les voix sont opportunément rendues inaudibles depuis trop longtemps. Ceux et celles dont l’invisibilisation n’a que trop duré, malgré les efforts de résistance répétés.
Il fallait donc que cela se fasse en grand et en beau.
Et que le premier prix obtenu pour Saint-Omer soit décerné à l’étranger.
Il ne tient qu’à la France de rattraper ce retard.
En attendant, merci pour cette pépite.
*Les quatre signataires de cette tribune :
– Rokhaya Diallo : journaliste, autrice et réalisatrice, chercheuse pour le département « Gender+Justice Initiative » de l’université Georgetown (Washington).
– Noëlle Rouxel-Cubberly : French Faculty, Bennington College (Vermont).
– Maboula Soumahoro : Mellon International Visiting Professor (Mellon Arts Project/Département d’études africaines-américaines et de la diaspora), Columbia University (New York), et Visiting Faculty, Bennington College (Vermont).
– Léonard Cortana : doctorant en cinéma à la New York University et chercheur au Berkman Klein Center de Harvard.
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