Psychiatrie et maladie mentale en Afrique : l’omerta continue

Entre déni, rejet et structures médicales inexistantes, la maladie mentale reste le parent pauvre des systèmes de santé africains. Malgré des besoins immenses, seule une poignée d’établissements, souvent animés par des religieux ou des humanitaires, tente de prendre soin des patients touchés par ces affections dont personne ne veut entendre parler.

À l’hôpital psychiatrique pour femmes de Freetown, au Sierra Leone, le 16 février 2022. © Finbarr O’Reilly/NYT-REDUX/REA

Pierre S-ok
  • Pierre Sans

    Le Dr Pierre Sans est psychiatre retraité et l’auteur de « Chroniques d’un psychiatre libertaire 1966-2016 » (Broché, 2016).

Publié le 18 septembre 2022 Lecture : 5 minutes.

Depuis plus de cinquante ans, je suis un psychiatre entièrement dévoué à la cause des malades mentaux. À presque 80 ans et depuis dix ans, j’ai consacré ma retraite à des missions humanitaires dans plusieurs pays d’Afrique. Alors que ma longue carrière s’achève et que ces missions ne seront bientôt plus possibles, je veux partager mon inquiétude et mon amertume concernant la situation sur ce continent. Comment passer sous silence ce qui s’apparente à une réelle tragédie ?

Parmi son 1,4 milliard d’habitants, l’Afrique compte, comme partout ailleurs, entre 5 et 7 % de malades mentaux, dont on ne parle pratiquement jamais, des pathologies lourdes comme la schizophrénie ou des troubles comme l’autisme. Et cela sans compter les séquelles psychopathologiques des guerres. Le traitement souvent inhumain qui est réservé à ces malades, les violences, l’enfermement, l’enchaînement sont largement passés sous silence, au prétexte assez hypocrite des « particularités culturelles de l’Afrique ».

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Un silence assourdissant

Depuis une dizaine d’années, je dénonce cette omerta. En 2018, après plusieurs missions auprès des malades mentaux en Afrique de l’Ouest – Bénin et Côte d’Ivoire, et à Madagascar –, j’ai voulu alerter les opinions dans un livre, Fous d’Afrique, l’omerta, dans l’espoir d’attirer l’attention sur la souffrance de ces malades.

Le sort réservé à ces malades particuliers est effrayant

J’y racontais certaines de mes expériences sur le terrain, je proposais une histoire de la psychiatrie en Afrique, depuis l’arrivée, en 1958, du professeur Henri Collomb (1913-1979) à l’hôpital de Fann, au Sénégal. J’y faisais un tour complet des publications internationales sur la psychiatrie du continent, ainsi que sur la situation sanitaire dans ce domaine, depuis la riche Afrique du Sud jusqu’à l’Égypte, en passant par le Kenya, l’Ouganda, le Nigeria, le Ghana, le Liberia, la Sierra Leone ou les pays du Maghreb…

Je m’indigne que le constat soit à peu près le même partout : le ratio des psychiatres par nombre d’habitants est terrible, et le sort réservé à ces malades particuliers est effrayant. Aujourd’hui, quatre ans plus tard, après plusieurs missions, à nouveau en Côte d’Ivoire et à Madagascar, puis à Mayotte, je relance exactement la même alerte, revue et augmentée, de mes derniers constats. À mon précédent travail sur les grosses pathologies, j’ajoute un travail particulier sur l’autisme, dont j’avais déjà perçu qu’il était le parent pauvre des troubles mentaux.

Un hôpital psychiatrique au Gabon. © Celia Lebur/AFP

Un hôpital psychiatrique au Gabon. © Celia Lebur/AFP

Au crépuscule de ma longue carrière de psychiatre, je ne me résous pas au silence assourdissant qui étouffe la maladie mentale en Afrique ! J’ai donné mon livre à des dizaines de décideurs et de personnalités africaines, j’ai tenté d’alerter les médias, français et africains, les associations, qui se substituent souvent aux États… mais l’omerta est épouvantable !

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Enfermement et violences

En Afrique, j’ai vécu des expériences de travail intense : jusqu’à 100 consultations quotidiennes, des trajets en brousse, le personnel trop peu ou pas qualifiés, souvent sans croiser un seul européen, logé au cœur des centre de traitement pour malades mentaux ou dans des familles de parents d’autistes… Honnêtement, je ne croyais pas revoir au XXIe siècle ce que j’avais connu des asiles psychiatriques français dans les années 1970, quand j’étais un jeune interne.

Parce que c’est l’Afrique, on devrait accepter que des malades soient enchaînés

Cet enfermement et ces violences contre lesquels je m’étais battu avec tant d’autres psychiatres de l’époque. Et là, je découvre que, parce que c’est l’Afrique, on devrait accepter que des malades soient enchaînés ou matraqués de doses massives de médicaments, les « neuroleptiques retard » qui assomment commodément les patients, souvent pour toute leur vie ! J’ai même vu des patients mourir brutalement de surdosages médicamenteux…

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Comme au Moyen Âge

Au fil des dix dernières années, j’ai visité nombre de structures d’aide aux malades mentaux, souvent sous l’aile de l’église catholique ou de bienfaiteurs occidentaux, ou animées par des parents d’autistes. J’avoue avoir connu l’émerveillement des débuts, en débarquant dans de mirifiques associations. Et puis ce fut le temps des désillusions, des déceptions, quand j’ai réalisé que tel leader charismatique, bien médiatisé mais absolument pas qualifié, avait fini par étendre une mainmise dictatoriale sur les soins, leur organisation et même les financements astronomiques versés par des organisations humanitaires naïves ou peu regardantes.

On prie, on exorcise, on médicalise lourdement, on tape un peu…

J’ai découvert les relations d’emprise entre ces leaders – catholiques, protestants ou évangélistes –, les patients, les bienfaiteurs et même les bénévoles occidentaux, sous le charme de l’infatigable piété. Quand je posais des questions gênantes, on me répondait que Dieu pourvoirait, que c’était le dessein de la Providence… Quand je questionnais l’absence de compétences professionnelles des prétendus soignants ou du chef lui-même, on me répondait que c’était une histoire de « don » conféré par Dieu. Et pendant ce temps-là, sans tenir compte des avis des médecins bénévoles, on matraquait sans relâche les patients… « Voyez comme ils sont calmes et apaisés… »

De même, j’ai visité d’autres lieux de soins, les « tobys » de Madagascar, où les malades sont clairement enchaînés, comme au Moyen Âge. Je n’invente rien, j’ai de nombreuses photos et plusieurs reportages photo ou audiovisuels qui témoignent de ces pratiques encore trop répandues. On prie, on exorcise, on médicalise lourdement, on tape un peu, on enchaîne…

Remuer ciel et terre

Évidemment, tout n’est pourtant pas sombre. J’ai vu aussi, ailleurs, des choses intéressantes, voire passionnantes. En Côte d’Ivoire, j’ai vécu et travaillé dans un lieu tenu par les sœurs de la Charité, des femmes courageuses, ayant traversé des évènements politiques graves et des luttes intestines afin de se défendre contre le fameux leader précédemment évoqué qui voulait les avaler toutes crues. J’ai tranquillement assisté, moi le médecin incroyant, aux bénédicités d’avant repas ; mais surtout j’ai bien travaillé, en liberté, en situation d’indépendance et de transparence totales.

Chez les enfants autistes enfin, notamment à Madagascar, l’un des pays les plus pauvres du monde, j’ai vécu des aventures également hors du commun, reçu par des bénévoles, des jeunes femmes le plus souvent, qui jamais ne m’ont parlé religion, mais qui remuaient ciel et terre pour que je puisse diagnostiquer des enfants autistes, au rythme de cinq longs examens par jour. Car l’autisme, l’un des grands sujets de ma carrière médicale, est aussi présent en Afrique qu’ailleurs. Et malheureusement, on l’associe encore trop souvent à une malédiction divine, à des enfants sorciers, ou même à la réincarnation du Diable.

Quant à l’Occident, il s’en fout…

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