Hong Kong : la cour des miracles de la mondialisation
Depuis un demi-siècle, Chungking Mansion, immense bâtiment décrépit au coeur de l’ex-colonie britannique, est le carrefour de tous les commerces – et de tous les trafics – entre la Chine et l’Afrique.
Au milieu des néons multicolores de Tsim Sha Tsui, l’un des quartiers les plus commerçants de Hong Kong, se dresse Chungking Mansion, un énorme bloc de béton de dix-sept étages construit dans les années 1960. L’endroit est célèbre pour ses hôtels bon marché et ses vendeurs à la sauvette fourguant aux touristes de fausses Rolex. C’est aujourd’hui un symbole de Hong Kong la cosmopolite. Plus de 5 000 personnes originaires de 130 pays y vivent en permanence. Plus 10 000 autres qui viennent y travailler quotidiennement. Un concentré de la mondialisation. Enseignant à l’université de Hong Kong, l’Américain Gordon Mathews a passé quatre années à en étudier les arcanes. Dans Ghetto at the Center of the World, il décrit par le menu ce petit bout de Tiers Monde au coeur de la capitale financière de l’Asie.
On croise le monde entier dans les couloirs de Chungking Mansion : ouvriers chinois, touristes sans le sou, junkies népalais ou prostituées indonésiennes. « Les Africains ont commencé à débarquer dans les années 1990, explique Mathews. Ils doivent être aujourd’hui plus d’un millier. Parmi eux, beaucoup de commerçants d’Afrique de l’Ouest qui passent quelques mois ici pour acheter des marchandises qu’ils revendent ensuite chez eux. Il y a aussi des demandeurs d’asile, des clandestins et quelques originaux mariés à des Hong-Kongaises. Chungking Mansion est une porte d’entrée, une immense gare de triage. Certains y restent toute leur vie. Les plus chanceux réussissent à s’installer ailleurs. »
Ali baba
Daniel Owusu est arrivé du Ghana il y a dix ans. Ce solide gaillard a d’abord travaillé dans le bâtiment avant d’ouvrir un restaurant au onzième étage de cette caverne d’Ali Baba bigarrée. « J’aurais bien voulu m’installer autre part, mais il est presque impossible de louer à un propriétaire hong-kongais. On n’est pas toujours les bienvenus ici, à moins d’avoir beaucoup d’argent. J’ai rencontré de nombreux compatriotes, on vivait en communauté et mon restaurant était devenu un lieu de rendez-vous. » Au bout de deux ans, Daniel a fermé son établissement pour se lancer dans le commerce des vêtements : il achète en gros des tee-shirts bon marché venus de Thaïlande ou du Vietnam qu’il revend ensuite à Hong Kong. « Je vends surtout aux touristes de passage, donc c’est aléatoire, explique-t-il. Mais je ne m’en sors pas trop mal. J’envoie aussi des vêtements au Ghana, où ma soeur possède deux boutiques. »
Une immense gare de triage dans laquelle les moins chanceux restent bloqués toute leur vie.
La majorité des Africains du quartier est plutôt spécialisée dans les téléphones portables. Les étals du rez-de-chaussée regorgent de combinés bon marché, de cartes téléphoniques pour les appels internationaux et de petits produits électroniques. Chaque jour, vers 14 heures, le premier étage de Chungking Mansion est envahi par une foule de cartons qui, pour la plupart, prendront ultérieurement le chemin de l’Afrique, emplis d’appareils bon marché de marque généralement inconnue : Nasaki, Admet, jFone… Ces derniers sont fabriqués non loin de là, dans les usines du delta de la rivière des Perles, en Chine continentale. La valeur globale des portables transitant chaque semaine par Chungking Mansion est estimée à 800 000 euros.
Hong Kong est aussi un important centre de ce que, dans le jargon commercial local, on appelle les « téléphones quatorze jours ». Le terme vient du droit européen, qui donne deux semaines aux acheteurs pour se rétracter. Un courtier récupère donc en Europe les appareils retournés presque neufs, mais qui ne peuvent être vendus comme tels. Expédiés à Hong Kong, ils sont ensuite revendus en Asie ou en Afrique à des prix défiant toute concurrence. Pourtant, selon les spécialistes, rien ne vaut les téléphones made in China. Pourquoi acheter un appareil « quatorze jours » lorsque, pour à peine 40 euros, il est possible de se procurer un smartphone chinois pourvu de nombreuses applications (télévision, jeux, etc.) ?
Village
L’Ivoirien Siby Ismael est l’un de ces négociants en téléphonie mobile. Son père a débarqué à Hong Kong en 1976. Alors, Chungking Mansion, c’est un peu son village. Parlant le cantonais, l’anglais et le français, il a monté Marena Corp., une entreprise d’import-export spécialisée dans l’électronique bas de gamme et qui compte aujourd’hui cinquante employés. « Je pense que 85 % des téléphones fabriqués en Chine et vendus en Afrique centrale et occidentale transitent par ici », explique-t-il.
Chungking Mansion n’a pourtant rien d’un havre de paix. Les premiers étages sont, on l’a vu, réservés aux boutiques : électronique, prêt-à-porter, copies en tout genre, téléphones portables… Mais juste au-dessus, les couloirs décrépits accueillent 90 hôtels bon marché, avec leurs chambres souvent sans fenêtre qui, avec leurs alignements de lits en fer, ressemblent à des dortoirs. Le linge sèche dans le couloir, on cuisine à même le sol. Les locataires se sont regroupés par ethnies ou nationalités. Là est le royaume des Pakistanais, quelques mètres plus loin, celui des Nigérians ou des Ivoiriens. Les Chinois restent à l’écart, et les Indiens, comme les Népalais, ont accaparé des étages entiers.
« C’est un endroit unique au monde, explique Mathews. Nulle part ailleurs vous ne trouverez une telle variété de populations et de nationalités. Bien sûr, il y a pas mal de trafics, des problèmes de drogue ou de prostitution. Les mafias sont très actives, et les règlements de comptes, fréquents. Mais en général, les habitants de Chungking Mansion s’efforcent de vivre en harmonie. La police fait régulièrement des descentes, mais il n’y a pas la même agressivité, pour ne pas dire le même racisme, qu’en Chine continentale. Bien sûr, les autorités voudraient bien détruire l’immeuble, mais celui-ci appartient à plus de 900 propriétaires. Impossible de s’entendre avec chacun d’eux ! »
Dans l’imaginaire populaire, Chungking Mansion est un ghetto crasseux, délabré et assez inquiétant. Pour ne pas dire dangereux. Mais pour ses habitants, c’est le paradis des affaires. « Un bel exemple de mondialisation, analyse Gordon Mathews. Pas celle des multinationales qui investissent des milliards de dollars dans la construction d’usines, le marketing ou la distribution, mais une mondialisation à visage humain, qui permet à des petits transistors à 5 dollars fabriqués dans le sud de la Chine de terminer leur carrière sur un marché de Nouakchott ou d’Abidjan. »
Il règne à Chungking Mansion une atmosphère conviviale, une ambiance de clan qui séduit de nombreux Africains. Les logements y sont bon marché et l’on y trouve tous les produits fabriqués en Chine. Si certains vendeurs comme Ismael ou Daniel en ont fait leur nouveau foyer, beaucoup ne font que passer. Selon Gordon Mathews, ces petits commerçants gagnent entre 300 et 1 000 euros à chaque voyage. Un travail de fourmi avec escale obligée dans ce symbole de la mondialisation.
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