Irak : à la recherche du temps perdu

Dix ans après l’invasion américaine, l’Irak reste miné par des violences interconfessionnelles et une corruption endémique qui plombent la reconstruction. Reportage.

Dans le centre de Bagdad, le 20 mars 2013. © AFP

Dans le centre de Bagdad, le 20 mars 2013. © AFP

Publié le 17 avril 2013 Lecture : 9 minutes.

Il m’avait abordée dans le hall délabré de l’Hôtel Palestine, à Bagdad. Dans sa main, un petit bout de papier avec mon nom gribouillé en arabe. Il s’appelait Abbas al-Sarray, un Irakien chiite travaillant comme chauffeur ou dans le bâtiment, selon les circonstances. Il avait dix enfants et cherchait un emploi. Quelques jours plus tôt, sur la place Firdaws, à quelques rues de là, l’imposante statue de Saddam Hussein avait été déboulonnée, marquant la naissance d’un nouvel Irak. L’entrée des troupes américaines avait sonné la fin du régime d’un dictateur dont les deux décennies de règne avaient ruiné le pays.

Abbas était optimiste, comme la plupart des membres de la majorité chiite, longtemps opprimée. Demeurait cependant une certaine appréhension sur la suite des événements et la durée de la présence des troupes américaines. C’était l’époque où « des choses » avaient lieu, pour reprendre l’expression tristement fameuse de Donald Rumsfeld, le secrétaire américain à la Défense, qui décrivait ainsi avec une légèreté déplacée la vague de pillages qui ravageait la capitale. Bagdad libéré était aux mains de tout le monde… et de personne. Les Irakiens avaient été privés de liberté par Saddam et de moyens de subsistance par une décennie de sanctions économiques internationales parmi les plus dures de l’Histoire. Ils profitaient désormais des avantages de la libération, mais en subissaient aussi les conséquences néfastes. La ville était offerte à qui voulait la prendre. Seuls quelques sites, comme le ministère du Pétrole, étaient protégés par les forces américaines.

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Semi-autonomie pour les Kurdes

Dix ans plus tard – un peu plus de un an après que Barack Obama eut retiré les dernières troupes -, l’Irak a retrouvé sa souveraineté, ainsi que l’a déclaré le président américain. Mais, comme il l’a ajouté, le pays n’a en revanche pas encore retrouvé la stabilité. Un gouvernement d’union nationale a été mis en place, qui rassemble des représentants de la majorité chiite et des minorités sunnite et kurde, mais le pays n’est pas vraiment gouverné pour autant. Grâce aux formations et aux financements dispensés par les Américains, il est doté de plusieurs officines militaires et agences de sécurité qui emploient près de 1,2 million de personnes sur une population de 32 millions d’habitants. Ce sont les Kurdes, habitant le nord du pays, qui semblent avoir tiré le meilleur parti de la situation. Ils ont déjà obtenu leur semi-autonomie, sont protégés par leurs propres milices et leur province a été relativement épargnée par les affrontements interconfessionnels qui ont déchiré le reste du pays. De plus, l’économie de la région est en pleine expansion, les Kurdes profitant pleinement de leurs ressources pétrolières.

L’Irak a retrouvé sa souveraineté. Pas sa stabilité.

La superpuissance qui a occupé le pays pendant huit ans, dépensé 60 milliards de dollars pour la reconstruction et perdu 4 400 hommes a curieusement laissé peu de traces. On retrouve seulement le style des GI américains dans l’équipement et les fusils des soldats irakiens, bien trop nombreux à travers Bagdad. Cette ville que les troupes américaines ont désertée en décembre 2011 n’est plus ensanglantée par les attaques régulières qui rythmaient le milieu de la décennie précédente, quand la guerre civile faisait rage et que des centaines de morts étaient dénombrés chaque jour. Si les luttes politiques demeurent intenses, la plupart des Irakiens estiment qu’un retour à la guerre est improbable. Mais ils demeurent préoccupés par l’insécurité quand ils doivent se déplacer dans le pays, et l’armée reste en état d’alerte permanent.

État rentier

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Les usines irakiennes sont certes toujours à l’arrêt, mais plusieurs nouveaux centres commerciaux sont en construction, ainsi que des bâtiments qui abriteront des concessionnaires de voitures de luxe ou des banques privées. Dans certains coins du quartier commerçant de Kerrada, les rues sont très animées la nuit et les restaurants affichent « complet ». La production d’or noir ayant retrouvé son niveau de 1990 de 3 millions de barils par jour – elle devrait même doubler d’ici à 2020 -, le gouvernement de cet État rentier accumule les revenus pétroliers et en redistribue une bonne partie en salaires. Un instituteur qui gagnait 1 dollar (0,78 euro) par mois dans les dernières années de Saddam touche désormais 500 dollars. Un policier gagne le double. Mais, aux yeux de l’opinion, une part importante de cette manne est gaspillée ou détournée du fait de la corruption. Dans la plupart des cas, il faut des connexions politiques et de l’argent pour décrocher un emploi de fonctionnaire ou une promotion, ou bénéficier d’un service public.

Recouverte du voile noir d’Umm Haidar, la femme d’Abbas, je suis assise à l’arrière de la voiture, la tête baissée. Nous faisons route vers Fallouja, la ville sunnite qui se targue d’avoir été le coeur de l’insurrection contre les forces américaines – par le passé elle était surtout connue pour ses nombreuses mosquées et la qualité de ses kebabs. En 2004, au cours de l’un des épisodes les plus sanglants et les plus controversés de l’occupation américaine, Fallouja était dévasté par une offensive majeure des États-Unis. Il s’agissait alors de répliquer à l’assassinat de quatre entrepreneurs américains dont les corps mutilés avaient été pendus à un pont de la ville par les insurgés.

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Intifada sunnite

Fallouja est encore en rébellion aujourd’hui, mais de manière plus pacifique. La principale attraction de la cité sunnite est le camp de protestation établi à l’entrée de la ville. Il s’inscrit dans la suite d’une vague de protestation lancée dans cette région en décembre 2012 après l’arrestation des gardes du corps du ministre des Finances sunnite. « L’intifada de Fallouja », annonce une grande banderole suspendue au-dessus d’une scène flanquée de chaque côté de grands drapeaux irakiens datant de l’ère Saddam avec les trois étoiles qui les caractérisent. Les protestataires ont dressé de nombreuses tentes, et le camp est parsemé de chaises blanches et vertes en plastique et de nattes de roseau jonchant le sol.

Les sunnites sont les grands perdants du nouvel Irak. Les plus radicaux d’entre eux avaient immédiatement rejoint l’insurrection. La plupart des autres n’ont franchi ce pas qu’après la dissolution par les Américains de l’armée de Saddam et l’application d’une politique systématique de débaasification visant à nettoyer l’administration irakienne de tous les membres du parti Baas. Washington a ensuite pris conscience que ce fut une grave erreur. Les États-Unis réussiront tout de même à mater l’insurrection en enrôlant et en rétribuant généreusement les tribus, lassées par la guerre. Ils sont ainsi parvenus à isoler Al-Qaïda. Le gouvernement irakien n’a cependant pas tenu sa promesse d’intégrer tous ces combattants et de leur assurer une solde régulière. Il a au contraire mis en oeuvre une politique de répression assez brutale, qui a d’ailleurs été dénoncée par les organisations de droits de l’homme à cause de multiples arrestations arbitraires et de détentions sans procès.

L’ombre de Téhéran

Le cheikh Khaled Hammoud Mahal al-Jumaili, un influent religieux à la barbe blanche bien fournie, est l’un des leaders de la contestation à Fallouja. Selon lui, les Irakiens en général et les sunnites en particulier en ont assez du gouvernement et de ce qu’il décrit comme l’occupation de l’Irak par l’Iran, dénonçant ainsi l’influence croissante de Téhéran sur les partis politiques chiites. Il m’explique que les deux grandes revendications des protestataires étaient d’une part l’abrogation de la législation antiterroriste, parce qu’elle viserait selon eux d’abord les sunnites, et d’autre part la libération des prisonniers sur lesquels ne pèse aucune charge. Mais les affrontements du 25 janvier avec l’armée, qui ont fait plusieurs morts parmi les manifestants, ont constitué un tournant pour le mouvement, qui s’est radicalisé. Fallouja demande désormais la chute du gouvernement et l’abrogation de la Constitution.

Du haut de la tribune où il a pris place pour s’adresser à la foule, le cheikh assène que Fallouja refuse la « Constitution de Bremer ». Le nom de Paul Bremer sert de repoussoir, le précédent gouverneur américain en Irak étant accusé par la plupart des Irakiens d’être responsable de la gestion calamiteuse de l’occupation du pays par l’armée américaine.

En dehors du monde des affaires, de jeunes Irakiens essaient de se fixer des objectifs pour faire avancer les choses.

De retour à Bagdad, je découvre une certaine sympathie pour le mouvement sunnite de la part d’hommes politiques chiites et kurdes qui partagent leur désenchantement à l’égard du gouvernement de Nouri al-Maliki. Plus tard, au cours d’un dîner au Reef, une pizzéria très populaire depuis la chute de Saddam, j’entends des échanges plus optimistes. Un groupe de musique interprète un morceau de Shirley Bassey, tandis que de jeunes professionnels devisent sur le fait que les difficultés actuelles sont autant d’opportunités pour l’avenir. Souha Najjar, une vieille amie irakienne installée à Londres, se rend à Bagdad presque chaque mois. Elle est en train de monter un fonds d’investissement pour acheter des valeurs sur la place boursière irakienne. Elle estime que le pays a de tels besoins en termes de reconstruction et d’infrastructures qu’une forte croissance économique est inévitable. Son ami Seif Abou Altimen, dont la famille travaille dans le commerce de céréales, est l’un des rares exemples de jeunes professionnels retournés vivre en Irak. Il partage aujourd’hui son temps entre un emploi dans une entreprise de télécoms et le développement des affaires familiales. « Il m’a semblé qu’il y avait un bon coup à jouer ici », explique-t-il. Blessé lors d’un attentat il y a quelque temps, il est pourtant décidé à rester sur place.

Espoir

En dehors du monde des affaires, de jeunes Irakiens essaient de se fixer des objectifs pour faire avancer les choses. Hamad al-Sayyed, ingénieur dans les médias, a cofondé « Je suis irakien, j’ai lu cela ». Cette association encourage des dons en livres, placés dans des boîtes ressemblant à des urnes, lesquelles sont installées dans une rue de Bagdad afin que chacun puisse se servir librement. « Nous avons eu tant de problèmes dans ce pays que les gens ne prennent plus le temps de lire et se concentrent sur les besoins de base », explique-t-il.

Un autre groupe de trente jeunes volontaires qui se sont rencontrés sur Facebook ont lancé une campagne d’un autre type. Il s’agit d’inviter les électeurs à déclarer leur soutien à un État démocratique et civil, et de rassembler les votes pour les orienter ensuite vers des candidats en dehors du système confessionnel. « La société est en train de se diviser sur des bases tribales et confessionnelles, explique Ahmad Ibrahim, l’un des promoteurs de l’initiative, et nous ne voulons pas que cela devienne la norme. Si nous ne faisons rien, la situation va empirer. Il n’y a pas de temps à perdre. Personne n’est satisfait de la situation à part les partis qui en bénéficient. Ces partis fondés sur une base religieuse prétendent se battre au nom de la religion, poursuit-il, mais en réalité ils ne se battent tous que pour l’argent. L’Irak est un trésor. »

Les gens comme Ahmad Ibrahim ne sont encore qu’une minorité. Mais celui-ci est convaincu que la mauvaise gestion du pays par la classe politique aux affaires va grossir les rangs de ceux qui rejettent le sectarisme et les partis confessionnels. « Le changement arrivera avec les nouvelles générations, assure Hana Edward, une militante des droits de l’homme qui a combattu le régime de Saddam pendant trente ans. C’est ce qui me donne de l’espoir. » Pour le salut de l’Irak et du Moyen-Orient, j’espère de tout coeur que Hana a raison. Mais je sais que le confessionnalisme est difficile à déloger une fois qu’il est ainsi retranché.

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Par Roula Khalaf, éditorialiste au Financial Times

© Financial Times et Jeune Afrique 2013, tous droits réservés

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