Véronique Tadjo : « Elizabeth II, les rois africains et la démocratie »
L’ACTU VUE PAR. Chaque samedi, Jeune Afrique invite une personnalité à décrypter les sujets d’actualité. À la veille de l’inhumation d’Elizabeth II, ce lundi 19 septembre à Londres, l’autrice franco-ivoirienne livre sa vision de la monarchie britannique, de ses survivances sur le continent africain… Et des différentes pratiques du pouvoir.
Romancière et peintre franco-ivoirienne, commandeur des arts et des lettres, présidente du jury du prix Orange du livre en Afrique, Véronique Tadjo vit au Royaume-Uni depuis plusieurs années. Observatrice extérieure de la monarchie britannique, elle réagit pour Jeune Afrique à l’évènement qui occupe presque tout l’espace médiatique : la mort de la reine Elizabeth II, qui sera inhumée ce lundi 19 septembre. L’occasion d’évoquer la question du pouvoir et de ses limites quand il s’incarne en une seule personne.
Jeune Afrique : Guerre en Ukraine, Covid… Tout semble s’être arrêté depuis que la reine Elizabeth II est décédée, qu’est-ce que cela vous inspire ?
Véronique Tadjo : Cela s’explique par son destin exceptionnel. Elle a 25 ans lorsqu’elle accède au trône, le 6 février 1952, à la mort de son père le roi George VI. Son couronnement, l’année suivante, est le premier dans l’histoire du pays à être diffusé en direct à la télévision sur la BBC. Il est suivi par près de 20 millions de Britanniques et l’audience télévisuelle mondiale a été estimée à 277 millions de téléspectateurs. À sa mort, le 8 septembre 2022, à l’âge de 96 ans, elle devient le souverain britannique ayant régné le plus longtemps. Elle incarnait encore l’idée d’un empire puissant qui avait régné sur l’Inde, la Chine et une grande partie de l’Afrique. Avec sa disparition, c’est toute une époque qui disparaît définitivement.
Que représentait Elizabeth II pour vous ?
J’habite depuis plusieurs années en Grande-Bretagne. La reine était une présence quotidienne, respectée et rassurante. Pour moi, c’était une femme incroyablement puissante et au sens du devoir très poussé. Elle semblait immortelle et néanmoins frêle. J’avais l’impression qu’à chaque fois qu’une crise survenait au niveau national ou dans la famille royale, sa première action consistait à évaluer l’impact que cela aurait sur la monarchie. Elle tranchait toujours pour la cohésion, au risque d’être perçue comme trop froide ou injuste. Elle avait le don de savoir parler au peuple britannique. Le plus souvent, elle intervenait pour rassurer quand les tensions sociales étaient fortes. Un journaliste a écrit qu’elle cachait les imperfections des Britanniques.
Que pensez-vous de cette alliance contre nature entre monarchie et démocratie au Royaume-Uni ?
Je dirais que si la monarchie a parfois été contestée, elle est néanmoins bien enracinée dans le tissu social. Elle fait partie de l’identité britannique et va sans doute se perpétuer à peu près comme avant puisque, depuis des décennies, il semblerait que seulement un quart de la population ait voulu l’abolir. Quant à la démocratie, elle est assurée par un Parlement très robuste. Les juridictions ont clairement indiqué, dès le XVIIe siècle, qu’elles fixeraient les limites et l’étendue des prérogatives souveraines. Les monarques ne peuvent modifier aucune partie de la common law, c’est-à-dire de la législation ni de la coutume. Le système de séparation des pouvoirs donne à la monarchie une dimension essentiellement symbolique. C’est le Parlement qui détient le pouvoir législatif. Aucune protection constitutionnelle ne garantit la pérennité de la couronne, c’est pourquoi elle peut être remise en question.
Le problème le plus sérieux vient du coût royal supporté annuellement par les contribuables britanniques, même si la subvention accordée jusque-là à la monarchie n’est pas payée par le contribuable. Pourtant, Elizabeth II était considérée comme la femme la plus riche du monde, avec une fortune estimée à 28 milliards de dollars selon le magazine Forbes. Une vaste entreprise surnommée « La Firme » et connue également sous le nom de « Monarchy PLC ». Ceci dit, la famille royale rapporte aussi beaucoup d’argent, en injectant chaque année des centaines de millions de livres sterling dans l’économie du Royaume-Uni. Le mariage somptueux de Harry et Meghan, retransmis à la télévision, a généré environ 1,5 milliard de dollars. Et la reine était liée à 600 organisations caritatives à travers le Royaume-Uni et le Commonwealth.
Vous vous dites fascinée par le rite et la tradition.
Tout ce que nous voyons depuis le décès de la reine vient d’une tradition millénaire et de textes très anciens. Au moment où Elizabeth II est montée sur le trône, on savait déjà comment elle serait enterrée, quels rites seraient mis en place. Tous les ans, il y avait des répétitions et les informations sur la monarchie étaient régulièrement actualisées. C’est une machine rodée, huilée depuis des centaines d’années. Chacun doit assumer son rôle et être à sa place. Cette préservation de la tradition me fascine. Dans un monde qui change à toute vitesse, elle est le temps long, celui de la mémoire. C’est le lien entre le passé et le présent.
Les peuples ont-ils toujours besoin d’un souverain ?
Les peuples n’ont pas nécessairement besoin d’un souverain, mais certainement d’une personne qui incarne une idée supérieure de la nation. Ils ont besoin de leaders qui s’élèvent au-dessus de la mêlée et montrent que l’intérêt public est plus important que l’intérêt individuel. C’est ce que l’on recherche dans une figure de pouvoir. En fait, j’ai l’impression que cela a quelque chose de libérateur parce que le gouvernement en place est alors vu comme tel, un simple gouvernement que l’on peut contester vigoureusement dans sa gestion des affaires publiques. Il n’y a pas cette confusion qui s’installe parfois entre la fonction étatique et la recherche du pouvoir absolu.
Il n’y a plus beaucoup de monarchies effectives en Afrique, est-ce regrettable ? Est-ce une perte ?
Ce qui s’est passé pendant la colonisation a été d’une brutalité inouïe. Les différents pouvoirs coloniaux qui se sont partagé l’Afrique ont entrepris de détruire ou de miner systématiquement les systèmes traditionnels. Il fallait supprimer toute autorité rivale. Je ne reviendrai pas sur la différence entre les colonisations « directe » (britannique) et « indirecte » (française) étant donné qu’elles avaient le même objectif : diviser pour mieux régner. Il fallait faire table rase. À la place, les colons ont privilégié une élite politique « moderne » et beaucoup plus malléable afin de préserver leurs acquis au moment des indépendances.
Faut-il regretter qu’il n’y ait plus guère de monarchies effectives sur le continent ? Oui, parce que nous avons perdu un type de gouvernement proche de la majorité des Africains et tout ce qui va avec, les langues, les savoirs ancestraux tels que la médecine traditionnelle et même la tradition orale. Heureusement, une partie des traditions ont survécu aux assauts répétés. Et non, parce que trop de ces monarchies traditionnelles ont été cooptées par les gouvernements en place. On le voit très bien au moment des élections présidentielles. Tout un ballet de candidats vont alors chercher l’appui des rois et des chefs traditionnels afin qu’ils appellent leur sujets à voter en leur faveur.
Quels monarques africains, morts ou vivants, vous fascinent-ils ?
Certains chefs traditionnels nigérians et camerounais sont extraordinaires car ils semblent avoir réussi à préserver la continuité et l’influence de leur fonction. C’est une question d’identité culturelle. Le roi zoulou d’Afrique du Sud, par exemple, pèse de tout son poids sur l’équilibre politique du pays. On se souvient bien sûr de Shaka Zulu, qui combattit avec acharnement la présence britannique. Je pense aussi à Soundiata Keïta, Samory Touré, Mansa ou Kankan Musa et à toutes les autres figures historiques qui ont fondé des royaumes rayonnants.
Mais ce sont surtout les reines qui m’intéressent, car elles sont des figures oubliées de l’Histoire. À part Cléopâtre VII, dernière reine d’Égypte (entre 51 et 30 av. J.-C.), qui était une femme de pouvoir et de passion, prête à tout pour conserver l’indépendance de son royaume face aux Romains, il n’y a pas véritablement de place dans l’imaginaire collectif pour des personnages féminins de haute stature. On reste plutôt sur une vision des femmes africaines victimes permanentes de la tradition, puis de la société moderne patriarcale.
J’ai écrit un récit, Reine Pokou, concerto pour un sacrifice [paru en 2005 aux éditions Actes Sud] sur Abla Pokou, qui a fondé le royaume baoulé au XVIIIe siècle, après s’être enfuie du royaume ashanti au cours d’une guerre de succession. Si la Côte d’Ivoire la reconnaît volontiers, c’est essentiellement parce que le pouvoir politique a longtemps été entre les mains d’une élite baoulée. Cependant, on ne trouve plus sa trace dans le Ghana actuel. Elle a été effacée des mémoires pour avoir enfreint l’autorité royale. Ainsi, je me suis rendu compte au cours de mes recherches qu’il n’y avait que très peu de documents et d’archives concernant des figures féminines africaines majeures. Les choses changent, mais il y a encore beaucoup à faire pour les excaver de l’Histoire.
Les successions dynastiques sont fréquentes en Afrique, sans l’apparat… Qu’en pensez-vous ?
C’est très préoccupant parce que ces successions dynastiques n’ont aucune légitimité. Elles se sont imposées contre la volonté des peuples et représentent un flagrant abus de pouvoir. Très préoccupant également est le phénomène du troisième mandat qui est une manière de se maintenir au pouvoir en manipulant la Constitution. Avec deux écrivains, Tierno Monénembo [Guinée] et Eugène Ébodé [Cameroun], nous avons écrit une pétition, « Non à la présidence à vie ! » au moment où plusieurs chefs d’État d’Afrique de l’Ouest briguaient un troisième mandat, notamment Alpha Condé et Alassane Ouattara. Nous devons nous interroger, comme Eugène Ébodé l’a fait remarquer, sur les raisons pour lesquelles d’authentiques opposants d’hier renient leurs engagements une fois à la présidence et ne sont dès lors plus obnubilés que par la conservation du pouvoir. Trop de nos leaders se comportent comme des rois car nous manquons cruellement d’institutions fortes.
Les coups d’État militaires sont redevenus fréquents, aussi, ces dernières années…
Beaucoup de personnes ont cru à tort que les coups d’État militaires pouvaient avoir une dimension « progressive ». Cela vient du fait que, face à l’accaparement du pouvoir, l’option de la légalité n’est plus possible. Le dos au mur, les populations désespérées accueillent les militaires en fanfare. Mais voyez ce qui se passe aujourd’hui en Guinée. La junte a réussi à faire partir Alpha Condé, qui a gouverné en despote. Cependant, on assiste à un retour à la case départ, la « libération » s’étant montrée éphémère. Dans une chronique publiée récemment, Tierno Monénembo s’insurge contre une transition qui s’éternise : « Nos vrais militaires, qui viennent de remplacer nos faux démocrates, ne sont pas pressés de passer le relais eux non plus. » Et de s’écrier : « Après les présidences à vie, les transitions éternelles ! »
La responsabilité de nos dirigeants est ici indéniable. Lorsque la confiance en une possibilité de changement est perdue d’avance (dynasties, troisièmes mandats, successions orchestrées) et que la désillusion s’installe, la porte est ouverte à toutes les dérives. La stabilité d’un pays n’est possible que si la majorité des citoyens ont confiance en leurs dirigeants et sont convaincus qu’il existe un sens de la justice et un avenir commun.
Et la littérature dans tout ça ?
Tout se recoupe. Pour moi, la littérature est le lieu de toutes les préoccupations. C’est à la fois l’acte de lire, celui d’écrire et le fait de s’engager dans une réflexion profonde. Mon dernier roman, En compagnie des hommes [éditions Don Quichotte – le Seuil, 2017), porte sur la question environnementale et l’épidémie d’Ebola. Il continue de capter l’attention des lecteurs et donc, la mienne. Parallèlement, je suis en train de mettre la dernière main à un roman qui plongera dans la crise postélectorale de 2010-2011 en Côte d’Ivoire.
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