Génocide au Rwanda : l’enquête du juge Bruguière sabotée

C’était il y a presque vingt ans. Le 6 avril 1994, l’avion du président Juvénal Habyarimana était abattu. Un attentat considéré comme le déclencheur du génocide rwandais, et que les magistrats français ont longtemps – et obstinément – attribué à la rébellion tutsie. Retour sur un fiasco judiciaire.

Les débris du Falcon 50, frappé peu avant son atterrissage à l’aéroport de Kigali. © Gérard Gaudin/AFP

Les débris du Falcon 50, frappé peu avant son atterrissage à l’aéroport de Kigali. © Gérard Gaudin/AFP

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Publié le 8 avril 2013 Lecture : 8 minutes.

Faux documents, fausses écoutes radio, faux témoignages, faux lanceurs de missiles, fausse boîte noire, faux interprète, mais vraie manipulation. L’empilement d’anomalies qui encombrait le dossier d’instruction au moment où le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière a passé la main à son collègue Marc Trévidic, en 2007, restera dans les annales. Reste à comprendre comment une telle impéritie a pu prospérer pendant près d’une décennie sans que quiconque, au sein de l’appareil judiciaire ou parmi les parties civiles, ait tiré le signal d’alarme.

Dans un tir groupé – livre et documentaire – réalisé au terme d’une enquête commune, deux journalistes belges, Catherine Lorsignol, de la RTBF, et Philippe Brewaeys, ancien du Soir Magazine, font souffler un courant d’air frais sur ce cloaque judiciaire. Leur conclusion est sans appel. « Depuis le premier jour, les Français cherchent à cacher des choses autour de cet attentat », estime Catherine Lorsignol. « La justice belge était sur une tout autre piste que celle suivie par le juge Bruguière : celle des extrémistes hutus de l’entourage [du président] Habyarimana », lance en écho Philippe Brewaeys.

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Dans Rwanda : une intoxication française, qui sera diffusé par Canal+ le 8 avril et par la RTBF le 10, Catherine Lorsignol revient en détail sur les principaux errements d’une enquête partie dès le premier jour sur une mauvaise piste avant de s’obstiner dans l’erreur. Dans son livre Rwanda 1994, Noirs et Blancs menteurs (clin d’oeil à Noires fureurs, blancs menteurs, l’ouvrage dans lequel le journaliste français Pierre Péan reprenait à son compte les conclusions du juge Bruguière), Philippe Brewaeys, qui a enquêté en tandem avec sa consoeur, analyse comment le magistrat français s’est, dès le départ, laissé intoxiquer par une série de pseudo-informateurs, tous liés les uns aux autres. Dans ce patchwork interlope, constitué d’opposants résolus au régime de Kigali, on retrouve pêle-mêle les services secrets français – qui prendront en main certains transfuges du Front patriotique rwandais (FPR, mouvement politico-militaire tutsi) pour les offrir sur un plateau au juge parisien -, des acteurs sulfureux entretenant des liens troubles avec l’Élysée (l’ancien gendarme Paul Barril), les principaux concepteurs et organisateurs du génocide (que le juge Bruguière ira auditionner longuement dans leur prison d’Arusha, en Tanzanie) et des représentants de l’opposition rwandaise en exil, qu’elle soit armée, républicaine ou monarchiste.

De cet assemblage hétéroclite surgira, à l’aube des années 2000, un scénario de l’attentat aussi accablant pour l’actuel président, Paul Kagamé, et son proche entourage que matériellement invraisemblable. Une version fondée sur des témoignages contradictoires, multipliant les détails saugrenus et les inepties historiques, sans la moindre preuve matérielle.

Les témoins se rétractent

La thèse Bruguière prospérera pendant plus de dix ans, relayée par des universitaires français, belges ou nord-américains. Le scénario était écrit d’avance : une ordonnance du juge d’instruction, fin 2006, sollicitant des mandats d’arrêt contre neuf hauts responsables du FPR ou de l’armée rwandaise tout en préconisant l’inculpation du président Kagamé devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR, basé à Arusha) ; un parquet français qui s’exécute docilement et, à l’horizon, un procès in absentia, sans contradicteur aucun, où la thèse officielle portée par Bruguière aurait probablement été entérinée par une cour d’assises antiterroriste subjuguée.

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Un manifestant brandit un portrait du juge Bruguière, le 23 novembre 2006 à Kigali. ©Jose Cendon/AFP

Mais voilà qu’une série d’imprévus vient gripper la machine. À peine rendus publics, fin 2006, les témoignages mis en avant par le magistrat à l’appui de sa thèse s’effondrent tel un château de cartes. Leurs présumés auteurs (comme Deus Kagiraneza ou Emmanuel Ruzigana) contestent le récit que Bruguière leur attribue, tandis que Joshua Abdul Ruzibiza, ancien lieutenant de la branche armée du FPR qui accusait son propre camp en affirmant avoir personnellement participé à l’opération commando, se rétracte purement et simplement.

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Peu après ces rebondissements, sept des Rwandais mis en cause font leur entrée dans la procédure judiciaire, obtenant ainsi l’accès au dossier d’instruction. Cette condition élémentaire d’une saine justice – que les accusés d’un crime puissent présenter leur défense – sera pourtant dénoncée comme un complot franco-rwandais initié en coulisses par l’ex-ministre des Affaires étrangères de Nicolas Sarkozy, Bernard Kouchner, considéré par la galaxie anti-FPR comme un pro-Kagamé infiltré au Quai d’Orsay. Rose Kabuye, alors directrice du protocole du président rwandais, est arrêtée en Allemagne fin 2008, et accepte son extradition vers Paris. Deux avocats viennent l’assister au pied levé : le Français Léon-Lef Forster et le Belge Bernard Maingain. Au milieu de la nuit, ils plaident sa mise en liberté sous contrôle judiciaire devant le juge des libertés et de la détention. Obtiennent gain de cause. Et ont enfin accès au dossier.

Une expertise révolutionnaire

Dès lors, l’information judiciaire est relancée de manière inattendue. Les accusés rwandais peuvent organiser leur défense. Leurs avocats pointent les incohérences et invraisemblances du dossier, qui vole en éclats. En septembre 2010, accompagnés par cinq experts de diverses disciplines, les juges Nathalie Poux et Marc Trévidic se rendent au Rwanda. Une première depuis l’ouverture de l’information judiciaire. Le juge Bruguière avait en effet décrété qu’il n’y poserait pas même un orteil, s’abstenant de confronter sa construction idéologique aux réalités du terrain et aux témoignages directs.

L’expertise balistique résultant de cette visite sera communiquée aux parties en janvier 2012, provoquant un tsunami médiatique. Ce document, contesté par l’ex-première dame Agathe Habyarimana et d’autres parties civiles – dont le recours demandant une contre-expertise a été rejeté le 19 mars par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris -, conclut en effet que le périmètre de tir des deux missiles sol-air qui ont abattu l’avion présidentiel était situé dans l’enceinte même (ou à proximité immédiate) du camp militaire de Kanombe, alors strictement contrôlé par l’armée gouvernementale rwandaise. Un scénario rendant plus improbable que jamais la thèse d’une infiltration – en pleine journée – par un commando du FPR. Mais, surtout, une conclusion contraire à la version défendue par Bruguière, qui postulait que les deux missiles avaient été tirés depuis Masaka, une colline distante de près de 3 km de Kanombe.

La source de ce retournement spectaculaire n’est pas le moindre des paradoxes de ce dossier. Le commandant Grégoire de Saint-Quentin, aujourd’hui général, était aux premières loges le soir de l’attentat : cet officier français résidait dans l’enceinte du camp militaire de Kanombe, en tant que conseiller technique du bataillon paracommando (l’un des fers de lance du génocide). Devant le juge Bruguière, en 2000, il avait précisé avoir « nettement entendu deux départs de coups » semblables à « un départ de lance-roquettes ». Onze ans plus tard, il confirmera ce détail au juge Trévidic. Son témoignage est corroboré par celui du Dr Massimo Pasuch, un médecin militaire belge logeant, lui aussi, dans le camp de Kanombe. Comment les deux officiers auraient-ils pu entendre le départ des missiles si le tir avait eu pour origine un site situé à près de 3 km de là ? Sollicité par les juges Poux et Trévidic à leur retour du Rwanda, un expert acousticien viendra confirmer l’importance capitale de ces témoignages auditifs.

La piste des extrémistes hutus

Retour au point de départ, donc. Début 2012, près de dix-huit ans après l’attentat, la justice française réinvente la roue. Les Hutus extrémistes seraient donc à l’origine de l’assassinat du président Juvénal Habyarimana ! Un scénario (un attentat leur servant de prétexte pour saboter la mise en oeuvre des accords d’Arusha et créer le chaos dans le pays) qui, dès 1994 – et bien qu’il ne fût pas à l’époque étayé par des preuves incontestables -, était considéré comme le plus probable.

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Le juge Marc Trévidic, au Rwanda en septembre 2010. © Steve Terrill/AFP

Philippe Brewaeys exploite opportunément, et c’est sans doute l’apport le plus déterminant de son ouvrage, l’enquête ouverte en Belgique dès le mois d’avril 1994. Son objet était de faire la lumière sur la propagande anti-Belges ressassée par les « médias de la haine » depuis la signature des accords d’Arusha, en août 1993. Une campagne aussi hostile que mensongère qui a été directement à l’origine du lynchage, le 7 avril, de dix paras belges de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar) accusés par la Radio Télévision libre des Mille Collines (RTLM) d’avoir commis l’attentat. Menée par l’auditorat militaire, un service de police judiciaire intégré à l’armée belge (et dissous depuis), l’enquête cherchait par ailleurs à identifier les commanditaires de l’attentat, tant il semblait vraisemblable que les événements tragiques survenus au lendemain du 6 avril y étaient liés.

Au coeur de cette enquête, un gendarme belge, Guy Artiges, qui a pris sa retraite en 2001 et réside en Grèce depuis. Dans l’interview qu’il a accordée à Jeune Afrique, il expose la thèse qu’il considère comme la plus vraisemblable. Selon lui, l’attentat a été commis par un petit groupe d’officiers et de politiciens hutus extrémistes partisans de la politique du pire. Ces derniers entendaient déclencher l’apocalypse afin de contrecarrer la mise en application des accords de partage du pouvoir signés à Arusha, qui faisaient la part trop belle aux Tutsis du FPR, leurs ennemis jurés. Selon l’enquêteur belge, la complicité de protagonistes français dans l’attentat n’est pas à exclure. Cette piste-là, le juge Bruguière ne l’a jamais explorée.

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Par Mehdi Ba

Les étranges tribulations d’un ancien gendarme français

Depuis 1994, l’ombre de Paul Barril plane sur le dossier franco-rwandais, avant comme pendant le génocide. Et notamment sur les pages relatives à l’attentat du 6 avril 1994. Pendant des années, l’ancien commandant par intérim du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) française, reconverti dans la sécurité privée, s’est plu à alimenter les conjectures. Dans un livre paru en 1996, lui-même laissait clairement entendre qu’il se trouvait au Rwanda au lendemain de l’attentat. En juin 2012, le juge Trévidic finit par s’intéresser aux tribulations rwandaises de Barril et lance une perquisition à son domicile et dans ses bureaux. Durant son audition par les enquêteurs, l’ancien gendarme invoque un alibi providentiel : il se serait trouvé à New York du 31 mars au 13 avril 1994, très loin, donc, du camp de Kanombe. Le hic, c’est que deux témoins français ont des raisons de penser qu’il était en fait à Kigali le 4 avril 1994. Ce soir-là, deux jours avant l’attentat, le pilote du Falcon 50 de la présidence rwandaise, Jacky Héraud, a confié à son épouse l’avoir aperçu à l’aéroport. Et la femme d’un coopérant français l’a vu au même endroit, le même jour, entouré par un aréopage d’officiers rwandais. Jamais le juge Bruguière, qui a entendu Barril à trois reprises entre 1999 et 2003, ne s’est préoccupé de savoir où il se trouvait le 6 avril 1994. Le juge Trévidic, à l’inverse, semble considérer que cette question mérite d’être éclaircie. M.B.

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