Regarde-moi dans le front
Au Maghreb et chez les Maghrébins d’Europe, la confusion tradition-modernité crée les situations les plus cocasses. La tradition, on ne sait pas toujours ce que c’est ; au besoin, on l’invente. La modernité, c’est d’abord la vitesse. « Tout, tout de suite », c’est la devise des jeunes Maghrébins de deuxième génération.
Le dernier exemple hilarant de ce choc modernité-tradition concerne la tabâa ou la zbiba, comme disent les Égyptiens, c’est-à-dire la petite tache brune qui orne le front des fidèles très pieux : à force de heurter le sol de leur front pendant les cinq prières quotidiennes, une sorte d’hématome permanent se forme. Et le fidèle déambule fièrement, arborant la tache foncée qui le signale à l’attention admirative de ses concitoyens.
Depuis que les islamistes ont pris le pouvoir en Égypte et en Tunisie, on voit de plus en plus d’hommes politiques arborant la tabâa sur les chaînes satellitaires – Al-Jazira, Al-Arabiya, etc. Par une sorte de mimétisme assez naturel, des centaines de jeunes Marocains des Pays-Bas veulent aussi l’avoir, la tache sur le front. C’est très in. C’est le dernier cri de la mode. Mais comme ce sont des jeunes modernes, impatients, pressés, ils veulent la tache tout de suite, ici et maintenant. Ils se heurtent violemment la tête en priant (boum, boum, boum) mais ça donne des migraines, et l’hématome est lent à venir. Il paraît que ça peut prendre des années. C’est là qu’un Casablancais d’Amsterdam a eu une idée de génie, il y a quelques mois. Tatoueur de son état, il offrit de tatouer directement la tache sur le front des pioupious pieux – pieux et pressés. Pour 50 euros, ils obtiennent ainsi, sans attendre, la preuve qu’ils sont de vrais dévots.
Mais puisqu’il s’agit d’une histoire de Marocains, forcément il y a vite des bisbilles. Les pieux « bios », si j’ose dire, c’est-à-dire ceux qui ont cultivé naturellement la tabâa, découvrirent l’astuce du tatouage et se mirent à pousser les hauts cris. Ce n’est pas très catholique, cette affaire-là (et pour cause) ! Ils sollicitèrent un imam qui pondit illico une fatwa qui leur donna raison : se faire tatouer une tabâa n’est pas licite. C’est même haram, c’est une ruse maléfique suggérée par Belzébuth.
Du coup, sentant le vent tourner, le tatoueur s’est adapté à la situation postfatwa : il propose maintenant d’effacer la tache qu’il a lui-même faite. Pour 50 euros. Comme me le disaient mes profs à l’École des ponts et chaussées, « faire ou défaire, c’est toujours travailler ».
Mais, vous le savez, effacer un tatouage, c’est quasiment impossible. Il en reste toujours une sorte de barbouillis. Les jeunes rappelés à l’ordre par l’imam se promènent maintenant avec cette deuxième tache qui prouve leur pieuse obéissance à la fatwa. C’est donc un signe positif. Pour deux fois 50 euros, et en l’espace de quelques mois, ils peuvent désormais exhiber un brevet indiscutable de conformité au dogme. Comme quoi la modernité est vraiment plus rapide que la tradition…
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