Cameroun – Jean-Pierre Bekolo : « Un chef d’État doit rester en contact avec ses concitoyens »

Dans son dernier film, le cinéaste volontiers provocateur imagine Paul Biya quitter le pouvoir. Une oeuvre évidemment controversée à Yaoundé.

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 28 mars 2013 Lecture : 4 minutes.

« Comment sait-on qu’il faut partir ? » s’interroge le cinéaste camerounais Jean-Pierre Bekolo dans son dernier film, Le Président. Un beau matin, la capitale camerounaise se réveille privée de celui qui dirigeait l’État depuis quarante-deux ans : « Tumulte et agitation au Palais après la disparition du président… » Enlèvement ? Assassinat ? Sorcellerie ? Non : le président s’est évadé à bord de sa berline vers les profondeurs du pays, redécouvrant la nature sauvage, la cuisine de brousse et un peuple dont il s’était longtemps coupé. L’actuel président camerounais Paul Biya n’est au pouvoir « que » depuis trente ans, mais le réalisateur ne cache pas sa parenté gémellaire avec son héros. « Le cinéma est un langage qui nous fournit des outils pour réinventer notre réalité », déclare-t-il sur son site. Sans surprise, le présent discours n’a pas eu l’heur de plaire aux autorités, et l’Institut français de Yaoundé, d’abord favorable, a renoncé à projeter le film. Explications de l’insolent.

Jeune Afrique : Pourquoi cette apparente confusion entre réalité et fiction, reportage et long-métrage ?

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Jean-Pierre Bekelo : Cette forme correspond à ce que je voulais exprimer : au Cameroun, la réalité dépasse souvent la fiction et je ne pouvais me contenter de la fiction ! C’est une forme de thérapie. Tout un peuple sait que son président va partir mais personne ne peut en parler. Il y a une angoisse réelle. Tous les scénarios, même les plus apocalyptiques sont envisagés, et mon film vise à prévenir, atténuer, désamorcer cette angoisse. Il faut que les Camerounais se fassent leur propre film en regardant le mien, pour sortir de cette prison mentale qui leur interdit d’imaginer l’avenir.

Le président, au Cameroun, c’est Dieu : il voit tout, il sait tout, il peut tout.

Comment réagissez-vous au refus de l’Institut français de le projeter ?

Le directeur, que je connais, ne voyait a priori aucun problème à le projeter dans sa salle, la seule de Yaoundé. Mais après l’avoir vu, il a préféré en référer à sa hiérarchie qui a craint l’incident diplomatique dans un contexte tendu par la prise d’otage de la famille française dans le Nord. On a donc prétexté l’absence d’un droit de diffusion officiel jamais exigé jusque-là. Mon but n’était pas de créer une polémique, mais cette forme de Françafrique où le cinéaste ne peut aller au-delà d’un périmètre défini me fait un peu froid dans le dos.

La censure est-elle forte au Cameroun ?

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Il s’agit surtout d’une autocensure imposée par toutes sortes de pressions, de l’intimidation à la séduction. La chaîne privée Canal 2 a ainsi complètement zappé dans sa revue de presse matinale les unes de deux quotidiens nationaux qui parlaient de mon film…

Qu’est-ce qui caractérise votre personnage présidentiel ?

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Le président, au Cameroun, c’est Dieu : il voit tout, il sait tout, il peut tout. Il apparaît, il disparaît : il est dans sa sphère. Un ministre me disait récemment qu’il ne l’avait pas vu depuis 1997 ! Il y a du merveilleux dans tout cela ! Dans mon film, je l’humanise : il s’interroge, il doute et s’inquiète. Et comme lorsqu’on rend visite à un ami, on sait qu’à un moment il faut faire ses adieux, le président de mon film finit par comprendre qu’il faut partir.

Votre caméra suit un président qui redécouvre son pays…

Notre président, au Cameroun, vit cloîtré. Il est très souvent en Suisse et assiste rarement aux Conseils des ministres. Pourtant, le peuple l’aime ou l’a aimé : il lui reproche de l’avoir oublié alors que lui-même vient d’un milieu humble. Cet enfermement a produit une sorte de caste isolée bien au-dessus des préoccupations populaires. Un président doit rester en contact avec ses concitoyens, à l’image de Hugo Chávez qui a fait beaucoup rêver ici.

Biya doit-il partir à l’issue de son actuel mandat ?

Il doit au moins se poser la question ! Mon film n’est pas une ordonnance : je suis cinéaste, je scanne la société et les spectateurs font leur propre diagnostic.

Le cinéma africain a-t-il une mission spécifique selon vous ?

Le cinéma doit se réconcilier avec les Africains, leur parler et leur montrer ce qu’ils veulent voir. La gifle de Nollywood [les productions télévisuelles nigérianes, voir ci-contre, NDLR] a montré aux producteurs et aux réalisateurs du continent que les Africains veulent se voir et voir leurs histoires. Un principe cinématographique fondamental a été oublié en Afrique : le processus d’identification. Maintenant il faut aller au-delà de Nollywood et de la simple identification, faire des oeuvres qui posent les questions qui intéressent les Africains, c’est ce grand chantier qui m’intéresse.

Comment jugez-vous les productions présentées au Fespaco cette année ?

La qualité des longs-métrages m’a frappé : chapeau ! Et des pistes d’avenir très intéressantes commencent à se dessiner : une réelle poussée des jeunes créateurs, l’expansion du numérique et des débats passionnants sur l’adaptation des oeuvres littéraires du continent, un filon car les oeuvres littéraires africaines sont de très grande qualité. Mais les obstacles restent nombreux, le premier d’entre eux étant l’accès aux financements : le cinéma africain est hélas dans la misère…

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Propos recueillis par Laurent de Saint Périer

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