Camus et l’Algérie : je t’aime moi non plus
Cette année, on célébrera les 100 ans de la naissance du Prix Nobel. L’occasion de revenir sur les relations ambiguës que l’auteur de L’Étranger a entretenues avec son pays natal.
Le film, terminé, devait être exploité dans les salles en 2010, l’année du cinquantenaire de la mort d’Albert Camus. Finalement, en raison de désaccords entre les producteurs, notamment algériens, cette libre adaptation du Premier Homme, l’ouvrage posthume et inachevé de l’écrivain, publié en 1994, sorti le 27 mars, à quelques mois du centenaire de sa naissance à Mondovi dans l’Est constantinois, à proximité d’Annaba, en novembre 1913. Un moment plus judicieux, en fin de compte, puisque dans Le Premier Homme, le Prix Nobel de littérature évoque le retour d’un écrivain sur sa terre natale en août 1957. Venu visiter sa mère à Alger, il se remémore alors des épisodes de sa petite enfance, de son adolescence et de sa vie de jeune adulte dans l’Algérie d’avant-guerre.
Le film, où le rôle du double de Camus adulte est magnifiquement interprété par Jacques Gamblin, est plutôt réussi malgré une tentative de reconstitution historique minutieuse et un récit très chronologique. Il ne devrait pas laisser indifférent, en particulier sur la rive sud de la Méditerranée, en raison du rapport controversé de l’auteur de L’Étranger à l’Algérie et à sa population « indigène » qui ne cesse aujourd’hui encore de susciter des passions.
En 2010, une initiative soutenue par le Centre culturel algérien de Paris et son directeur, le romancier Yasmina Khadra, avait créé la polémique. Une « caravane littéraire itinérante » proposant un documentaire sur Camus et des lectures de ses oeuvres devait se lancer sur les routes de France puis dans huit villes d’Algérie. Ce projet avait immédiatement suscité une levée de boucliers de la part d’intellectuels algériens dénonçant une tentative de « réhabilitation du discours de l’Algérie française » à travers l’hommage qu’on entendait rendre ainsi à cet « écrivain colonialiste » opposé à l’indépendance. Ils accusaient même le Camus journaliste en Algérie à la fin des années 1930 de n’avoir cessé d’« appeler à des mesures de charité pour couper l’herbe sous le pied aux nationalistes ». Et celui installé ensuite en France de s’« être tu en 1945 » lors des massacres de Sétif et Guelma (ce qui est faux puisque Camus a écrit de nombreux articles à ce sujet dans le quotidien Combat). Les étapes algériennes de la caravane furent annulées, même si divers écrivains ont regretté ce rejet d’un projet plus culturel que politique et n’interdisant pas le débat. Khadra, qui n’est pas amateur de litotes, s’est dit alors « halluciné » face à l’attitude de ces anti-Camus, des hommes qui « dès qu’il y a l’ébauche d’une initiative s’extirpent de leur sommeil post-digestif pour ruer dans les brancards ».
Pour les Algériens, Camus fut un compatriote à temps partiel.
Humaniste
Au-delà de l’aspect excessif de cette polémique, et de son issue navrante, il reste que, si en France on révère volontiers la mémoire du Prix Nobel comme celle d’une sorte de saint laïque, d’un humaniste sans tache et d’un amoureux inconditionnel de la liberté, nombreux sont les écrivains et universitaires qui se sont interrogés sur le véritable rapport de Camus à son pays natal. Nul n’a jamais contesté qu’il ait toujours aimé l’Algérie plus que tout. Mais ne l’a-t-il pas aimée comme, selon les mots de Mouloud Mammeri, « un pied-noir » et un « fils de petit Blanc » qui, « si grand que soit l’effort intellectuel et idéologique qu’il faisait », n’a jamais pu « dépasser ce que cette condition avait d’astreignant » ?
Dès 1951, évoquant sa lecture de La Peste, l’instituteur écrivain Mouloud Faraoun regrettait dans une lettre à Camus, qui restera cependant toujours son ami, que « parmi tous [les] personnages, il n’y eut aucun indigène, et qu’Oran ne fut à [ses] yeux qu’une banale préfecture française ». Un point de vue partagé par l’intellectuel américano-palestinien Edward Saïd, qui évoquera l’« inconscient colonial » de Camus. Quant à Kateb Yacine, se livrant à une comparaison entre ces écrivains issus tous deux d’une famille de petits Blancs que sont Camus et Faulkner, il n’a pas hésité à écrire : « Je préfère un écrivain comme Faulkner qui est parfois raciste, mais dont l’un des héros est un Noir, à un Camus qui affiche des opinions anticolonialistes alors que les Algériens sont absents de son oeuvre et que pour lui, l’Algérie, c’est Tipaza, un paysage. »
Certes, le Camus journaliste engagé, issu d’une famille très pauvre, qui rédige à la fin des années 1930 dans Alger Républicain sa célèbre série d’articles sur la misère en Kabylie se préoccupe du sort des plus déshérités des « indigènes ». Mais même ce « geste » courageux – un tel reportage est alors une première de la part d’un Français natif d’Algérie – peut être lu comme une approche essentiellement économique et sociale autant que morale, par un intellectuel alors proche des communistes, d’un problème pourtant lié directement à l’Histoire et aux effets du colonialisme, comme le remarque l’universitaire algéro-française Christiane Chaulet-Achour, spécialiste de Camus et de la question algérienne.
Reste que le principal sujet de polémique autour de Camus ne concerne pas directement ses oeuvres littéraires ou ses écrits journalistiques, mais plutôt sa position vis-à-vis de la guerre d’indépendance. Peut-être a-t-on trop commenté, en la sortant de son contexte, sa célèbre réplique à un étudiant algérien, Saïd Kessal, après la remise du prix Nobel en 1957 à Stockholm où il déclara, quelque peu énervé par cette interpellation le sommant de se prononcer sur la juste revendication de l’indépendance : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. » Car il n’est nul besoin de s’y référer pour observer que Camus, se déclarant maintes fois partisan d’une « solution fédérale » qui aurait permis que « Français et Arabes s’associent librement », donc d’une solution où l’on aurait rétabli l’égalité entre les citoyens mais sans rupture avec la France, n’a jamais envisagé comme acceptable l’idée même de l’indépendance, l’existence d’une nation algérienne au sein de laquelle les Européens auraient eu le statut d’une minorité. Et surtout pas sous l’égide du FLN, qu’il considérait depuis le 1er novembre 1954, au nom de son refus de la violence et encore plus des attentats contre des civils, comme une bande de terroristes, qu’il traitera même de mouvement fasciste. De fait, comme le remarque l’historien Benjamin Stora, que le réalisateur Gianni Amelio a choisi comme conseiller historique, Camus était surtout hanté par la crainte de voir disparaître l’Algérie de ses jeunes années. Et c’est peut-être pour cela qu’il a écrit Le Premier Homme, « pour ne pas voir disparaître ce monde ».
Poète
Alors Camus, en fin de compte, ne fut-il pour les Algériens qu’un « compatriote à temps partiel », selon la formule du sociologue et anthropologue Abdelkader Djeghloul qui remarquait que ce « poète sensuel et dionysiaque » et ce « romancier puissant à la recherche d’un sens à hauteur d’homme » a refusé « la main tendue de la citoyenneté partagée » ? S’il ne fut sans doute hanté que par une certaine Algérie, celle d’avant 1954, il est certain en tout cas qu’il hante à son tour plus que jamais l’Algérie d’aujourd’hui. Tous les écrivains algériens contemporains, de Maïssa Bey à Boualem Sansal, s’y réfèrent d’une façon ou d’une autre. Quand ils ne lui consacrent pas un livre entier, comme récemment Hamid Grine (Un parfum d’absinthe). Et comme s’apprête à le faire dans un ouvrage à paraître bientôt Salah Guemriche. Beaucoup d’universitaires ne sont pas en reste : on évoque par exemple la préparation d’un colloque à Guelma sur Camus en novembre prochain. Et quand Malek Chebel publie tout récemment son Dictionnaire amoureux de l’Algérie, il consacre un article laudateur à l’« enfant rebelle » de son pays natal. Quant à ceux qui le critiquent sans nuances, l’ampleur même de leur rejet mesure l’importance qu’ils lui accordent. Camus et l’Algérie : un couple inséparable, une histoire sans fin.
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