Égypte : divorces entre Frères musulmans
Confrontés pour la première fois à l’exercice du pouvoir, les Frères musulmans font face à une vague de contestation interne qui a conduit à de nombreuses défections, et non des moindres.
La scène se déroule fin février sur le plateau de l’émission 22 Heures, diffusée par la chaîne de télévision égyptienne Dream TV 2. Mohamed Abd el-Mawgoud, imam de la mosquée Haga Maryam à Abou Snita, est le principal invité. L’homme, qui porte la barbe caractéristique des prédicateurs islamistes, est très énervé contre les Frères musulmans. Il veut d’ailleurs rendre publique sa démission du Parti de la liberté et de la justice (PLJ), organe politique de la confrérie. Tandis que sa carte de membre apparaît à l’écran, le journaliste reprend les principaux points de sa lettre de démission : le parti, explique en substance l’imam, « n’est pas au service du citoyen de base ». Il réserve « l’exclusivité des postes aux membres de la confrérie. Celui qui n’en est pas issu est marginalisé, tandis qu’un membre de l’organisation participe à tout ». C’est donc, conclut-il, « un parti pour les Frères musulmans, et non pour tous les Égyptiens ».
Même si ce genre de scène n’est pas fréquente, elle est symptomatique du malaise des membres de la confrérie. Raconter pourquoi on a quitté l’organisation est devenu une mode éditoriale. Les rayons des librairies regorgent de livres écrits par d’anciens Frères, comme celui de Sameh Fayez, Le Paradis des Frères. Comment j’en suis sorti. Recruté dans un cercle de prière à l’âge de 10 ans, l’auteur raconte qu’il a fini par quitter la confrérie en raison notamment du refus de la direction de répondre à ses questions sur leurs objectifs. Dans Mon expérience avec les Frères. De la prédication à l’organisation secrète, El Sayed Abdel Sattar dénonce pêle-mêle le trucage des élections internes, la culture de l’obéissance et l’opacité des finances. Quant au livre de Tharwat el-Khirbawi, célèbre avocat qui s’est consacré des années durant à la défense des Frères emprisonnés, il est devenu un best-seller. Primé comme meilleur ouvrage politique au dernier Salon du livre du Caire, Secret du temple, paru en novembre dernier, en est à sa huitième réédition. Son auteur multiplie les conférences, où il reproche à la confrérie son incapacité à admettre toute opposition et la compare à la franc-maçonnerie : fraternité, culture du secret et même attente d’un prochain jour de gloire. « Lorsque j’ai décidé de partir, déclare-t-il, c’était une telle libération que je suis tombé en prière, remerciant Dieu pour ma liberté recouvrée. »
Défections
Interdits de politique pendant les années de dictature et confrontés pour la première fois à l’exercice du pouvoir depuis l’élection de Mohamed Morsi à la présidence de la République en juin 2012, les Frères musulmans font face à une vague de contestation interne qui conduit de nombreux membres à les quitter. Mais combien sont-ils exactement ? Dans un pays fâché avec toute comptabilité précise, l’exercice de chiffrage des défections est malaisé. « Certainement beaucoup moins de 20 % de leurs membres », avance Mounir Adib, journaliste spécialisé dans les mouvements islamiques. « Ceux qui sont partis sont une minorité », estime Leslie Piquemal, enseignante à la faculté d’économie et de sciences politiques de l’université du Caire et auteure d’une thèse sur les Frères musulmans. La direction du PLJ nie, elle, tout départ. Elle revendique entre 400 000 et 500 000 adhérents, un chiffre « en faible hausse ». La confrérie elle-même compterait 860 000 membres, d’après Khairat el-Shater, numéro deux de l’organisation, et 2,8 millions de sympathisants.
Chiffrables ou non, les défections peuvent réellement nuire à la confrérie.
Chiffrables ou non, les défections peuvent réellement nuire à la confrérie, car elles sont aussi le fait de dirigeants connus, qui s’empressent dans la foulée de créer leur propre parti. Ibrahim el-Zafarani, un leader des Frères à Alexandrie, les a quittés pour fonder, avec Mohamed Habib, ancien guide suprême adjoint de la confrérie, le parti El-Nahda (« renaissance »). Khaled Daoud, autre dirigeant populaire alexandrin, a claqué la porte et rejoint l’opposition : il est à présent porte-parole du Front national du salut, aux côtés de Mohamed el-Baradei, Hamdine Sabbahi et Amr Moussa, les plus farouches opposants des Frères.
Divergences
Mais le cas le plus emblématique est celui d’Abdel Moneim Aboul Foutouh, ancien membre du bureau de la guidance de la confrérie, exclu pour avoir annoncé sa candidature à l’élection présidentielle de l’an dernier et arrivé quatrième au premier tour avec quelque 4 millions de suffrages. Parti avec 4 000 membres, et soutenu par un autre vétéran des Frères, Kamel el-Helbawy, il a fondé le parti Égypte forte, enregistré en novembre 2012. Organisation non religieuse, sa direction revendique 9 000 membres et 60 sièges dans 16 des 27 gouvernorats d’Égypte.
Outre des personnalités historiques des Frères, le parti attire à lui des jeunes proches de la révolution qui reprochent à la confrérie l’absence de démocratie interne et le choix du réformisme plutôt que des idéaux révolutionnaires. « Nous divergeons aussi sur la conception de l’État, explique Mohamed Othman, jeune membre du bureau politique et ancien Frère. Ils veulent un État fort, tandis que nous voulons répondre aux revendications des foules. La confrérie accepte de s’adapter à un tas de demandes : de l’armée, de l’Amérique, d’Israël, des salafistes, mais pas du peuple. »
Concurrence
Certaines défections privent aussi la confrérie de sang neuf : plusieurs leaders importants des Jeunes Frères, dont Mohamed el-Qasas et Islam Lotfi, les ont quittés pour créer un parti de jeunes, le Courant égyptien, à l’issue de ce qu’un de ses membres fondateurs, Sameh el-Barqy, qualifie de « crise violente ». « Quand la direction de l’organisation a su qu’on allait créer un parti, elle nous a exclus, a refusé de répondre à mes questions et rédigé un mémoire de 50 pages sur nous, qui a été transmis au conseil d’administration et au bureau de la guidance », se souvient le jeune homme.
Les ambitions que les dissidents de la confrérie affichent pour les prochaines élections parlementaires sont prudentes.
En désaccord avec la confrérie sur la poursuite de la révolution, le rôle des femmes ou le mode de prise de décision, ce groupe de trentenaires défend des principes nouveaux dans le paysage politique égyptien, comme le dépassement des idéologies, le rôle essentiel de la jeunesse, le refus du centralisme des décisions ou la démocratie participative. Souvent présents dans les médias, les leaders du Courant égyptien doivent construire leur notoriété : établis dans 17 gouvernorats, ils arpentent le terrain, vont à la rencontre des gens simples, mais reconnaissent qu’ils n’ont pas encore commencé « le travail vraiment politique ».
Dans ces conditions, les dissidents de la confrérie sont-ils en mesure de concurrencer les Frères ? Les ambitions qu’ils affichent pour les prochaines élections parlementaires sont prudentes. « Nous visons 7 % des sièges », indique Mohamed Othman, d’Égypte forte. « En association avec d’autres partis, nous voudrions obtenir 35 députés, pour avoir des jeunes au Parlement. Cela pourrait vraiment changer les choses », poursuit Sameh el-Barqy pour le Courant égyptien. « J’ai du mal à évaluer le genre de performances que pourraient faire les nouveaux partis. En fait, ceux qui sont davantage en mesure de les mettre en danger, ce sont les salafistes, voire… eux-mêmes », tranche Leslie Piquemal, faisant allusion à l’impopularité croissante du gouvernement. « Personnellement, je suis convaincu que l’avenir est aux partis centristes comme le nôtre, insiste Sameh el-Barqy. Quand les gens votent, ils choisissent celui qui répond vraiment à leurs difficultés, pas celui qui prie le mieux. On a juste besoin d’un peu de temps pour réussir. » Oui, mais de combien de temps ?
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