Maroc – Affaire Aït Ljid : quand le sombre passé des islamistes resurgit
En 1993, Mohamed Aït Ljid Benaïssa est tué en pleine « guerre des facs » entre gauchistes et religieux. Vingt ans plus tard, sa famille réclame toujours la vérité et met en cause des dirigeants actuels.
C’était un autre temps, celui où l’université marocaine vivait au rythme des grèves, des cercles de discussion, mais aussi de la lutte – parfois mortelle – entre la gauche radicale et les islamistes pour prendre le contrôle de l’Union nationale des étudiants du Maroc (Unem). De putschs en véritables batailles rangées, l’atmosphère n’était pas vraiment au romantisme révolutionnaire. Ce pan enseveli de l’histoire politique vient de remonter à la surface, avec ses zones d’ombre et des rancunes tenaces, à l’occasion du vingtième anniversaire de la mort d’un étudiant gauchiste, Mohamed Aït Ljid Benaïssa. Le 8 mars dernier, quelques centaines de « camarades » se sont retrouvés à Fès, devant le Café des fleurs. Ils réclamaient la vérité sur l’« assassinat » de leur « martyr », décédé des suites de graves blessures, le 1er mars 1993. Devant ce troquet du quartier industriel de Sidi Brahim, les anciens se souviennent des événements qui se sont déroulés à quelques mètres.
Vingt ans plus tard, le sit-in, soutenu par des partis de gauche (Parti socialiste unifié, Annahj Addimocrati, Union socialiste des forces populaires, Congrès national ittihadi) et par des organisations des droits de l’homme (Association marocaine des droits humains et Forum marocain vérité et justice), se déroule dans le calme, mais bénéficie, une fois n’est pas coutume, d’une large couverture médiatique. Une image retient l’attention : sur la large banderole qui a été déployée, le groupe des « amis et proches du martyr Aït Ljid Benaïssa » déroule la liste des suspects, avec au centre la trombine d’Abdelali Hamieddine, actuel vice-président du conseil national du Parti de la justice et du développement (PJD).
Mohamed Aït Ljid Benaïssa est déjà dans le coma quand il arrive à l’hôpital. Il n’en ressortira pas vivant.
Flash-back
Le 25 février 1993, vers 16 heures, Mohamed Aït Ljid Benaïssa quitte la fac de lettres de Fès, où il est inscrit en quatrième année. Militant de gauche, il a déjà été incarcéré et fait figure de leader syndicaliste, siégeant à la commission transitoire de l’Unem. C’est le mois de ramadan, Mohamed et un camarade prennent un petit taxi pour rentrer chez eux. Sur le chemin, une quinzaine d’individus caillassent le pare-brise de la voiture et obligent le chauffeur à s’arrêter. Les « barbus », selon les témoins, s’intéressent seulement aux deux passagers. Tirés de force, ceux-ci sont jetés sur le trottoir, roués de coups de pied et de bâton. Les assaillants cognent fort, et à la tête. Laissés pour morts, les deux étudiants sont secourus dans un état critique. Mohamed est déjà dans le coma quand il arrive à l’hôpital, dont il ne ressortira pas vivant. En ce début d’année 1993, une atmosphère lourde plane sur Fès.
Depuis plus de deux ans, la ville vit dans le souvenir de la brutale répression de la grève générale de fin 1990. Présentée comme une dangereuse émeute par le ministère de l’Intérieur, qui déplore des blessés parmi les forces de l’ordre, la grève est surtout ensanglantée par la violence aveugle du pouvoir, qui n’hésite pas à envoyer la troupe et les chars pour mater les rebelles. À l’université, la tension est maximale, notamment dans la faculté de lettres et de sciences humaines de Dhar El Mehraz, la plus chaude, la plus insoumise, surnommée la République de Fès.
Les gauchistes y ont la haute main, tenant à distance la police du redoutable Driss Basri, adepte de la surveillance des facs par l’intermédiaire d’agents surnommés les Awacs dans le jargon étudiant. Les plus radicaux se déclarent qa’idiyin (littéralement « basistes »). Mais dans la capitale spirituelle se trouvent aussi en nombre les étudiants islamistes. Deux groupes dominent : d’un côté, les adeptes d’Al Adl Wal Ihsane, la confrérie politique d’Abdessalam Yassine ; de l’autre, les militants du mouvement Al Islah Wal Tajdid, qui a aujourd’hui changé de nom mais reste la matrice idéologique du PJD.
Justice
Pointées du doigt par les proches du défunt, les deux organisations ont toujours plaidé leur innocence dans cette affaire. Condamné en 1994, Abdelali Hamieddine (voir encadré) a purgé sa peine de deux ans de prison. Il se défend farouchement de toute implication dans le meurtre. Jeune Afrique a tenté de recueillir sa version des faits, mais, après des hésitations, il n’a pas souhaité répondre à nos questions écrites. « Hamieddine estime que la réactivation de cette affaire et son soudain retentissement médiatique dénotent une volonté de lui nuire », juge un proche. Chaque camp accuse l’autre d’être manipulé par l’État, les islamistes dénonçant un coup de leurs adversaires, appuyés par les « esprits et les crocodiles ». Dans la novlangue du chef du gouvernement Abdelilah Benkirane, les esprits « frappent sans qu’on puisse les voir », et les crocodiles « se cachent sous l’eau ». Ces propos visent principalement le Parti Authenticité et Modernité (PAM), créé en 2008 par un certain Fouad Ali El Himma en compagnie de figures de l’ultragauche marocaine.
Condamné en 1994, Abdelali Hamieddine a purgé sa peine de deux ans de prison.
Ceux-ci ont réglé leur contentieux avec l’État et jugent prioritaire d’affronter les islamistes. Or, parmi les autres gauchistes, beaucoup restent convaincus que le pouvoir s’est servi de ces derniers pour les affaiblir. Aujourd’hui : État + anciens gauchistes vs islamistes ? Hier : État + islamistes vs gauchistes ? La vérité de cette équation, en apparence contradictoire, est difficile à saisir. Actuellement, un seul militant islamiste est en prison dans cette affaire. Il s’agit d’Omar Mouhib, un des dirigeants locaux d’Al Adl Wal Ihsane. Arrêté en 2006, condamné à dix ans de prison pour homicide volontaire, il a vu sa peine réduite à deux ans en appel et a donc été libéré en 2008. Retour à la case prison en octobre 2012, après une décision de la cour de cassation et un nouveau procès de la cour d’appel de Fès, qui restaure le premier verdict.
Maigre résultat pour la famille de Mohamed, qui veut des poursuites à l’encontre de l’ensemble des accusés. Début mars, la justice a donc entendu quatre autres militants islamistes, tous membres du PJD. Il s’agit de Taoufiq El Gadi, Abdelkébir Ajil, Abdelkébir Aqsim et Abdelouahed Agriboul. Poursuivis, ils restent libres mais devraient à nouveau être entendus en avril. Cette activité judiciaire relance la guerre des communiqués. « Pendant longtemps, les médias ne s’intéressaient pas à notre affaire, s’indigne un proche du défunt. Dire que nous sommes manipulés politiquement est une aberration, une insulte à la mémoire de Mohamed. » Au moment où nous mettions sous presse, les « amis et proches du martyr Aït Ljid Benaïssa » annonçaient une conférence de presse à Rabat, le 23 mars, en présence des avocats de Chokri Belaïd, le militant tunisien assassiné le 6 février dernier.
Qui est Abdelali Hamieddine ?
Ce quadra affable et discret fait partie de la « force de frappe intellectuelle » du Parti de la justice et du développement (PJD), selon l’expression d’un spécialiste de l’islamisme. Auteur de nombreux mémorandums, plateformes idéologiques et autres écrits, c’est aussi une voix qui porte dans le débat politique. Professeur de sciences politiques à Tanger, il se montre disert sur les questions constitutionnelles. Avant le printemps 2011 et même après la révision de la même année. Le 20 février 2011, il manifestait contre « l’autoritarisme et la corruption », aux côtés de ses amis El Mostafa Ramid et Lahbib Choubani, contre l’avis de leur secrétaire général, l’actuel chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane. Les deux premiers sont devenus ministres, respectivement de la Justice et des Libertés, et des Relations avec le Parlement et la société civile. Pas de maroquin pour Hamieddine, qui traîne sa condamnation dans l’affaire Aït Ljid Benaïssa comme un boulet. C’est pourtant un dirigeant populaire parmi les militants du parti : il a recueilli le plus grand nombre de voix aux élections du conseil national (Parlement) du PJD, lors des congrès de 2008 et 2012. Il dirige l’ONG de défense des droits de l’homme Al Karama. Y.A.A.
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