Centrafrique : la dernière interview de François Bozizé avant sa chute
L’ex-président François Bozizé s’était confié à « Jeune Afrique » le 13 mars, une dizaine de jours avant sa chute. Pour lui, cela ne faisait alors aucun doute : les rebelles de la Séléka étaient financés et activés de l’extérieur. Une interview parue dans J.A. n° 2724.
Lors de cet entretien, recueilli le 13 mars, son autorité, partagée avec un Premier ministre issu des rangs de l’opposition, ne s’exerçait plus que sur la capitale et sur le tiers ouest de son pays, mais il se considérait toujours comme le chef de tous les Centrafricains. Beaucoup de ses collaborateurs, une bonne partie de son entourage et même de sa propre famille avaient déjà pris la fuite à la fin de décembre alors que la chute de Bangui paraissait inéluctable, mais lui est resté dans son palais désert entouré d’une poignée de fidèles.
Franc-maçon, chrétien céleste, général, cet homme de 66 ans est passé par les cases prison et rébellion avant de s’emparer du pouvoir et de le perdre dix ans plus tard. Persuadé d’incarner à la suite de Boganda et du Bokassa d’avant les délires impériaux l’âme du nationalisme centrafricain, ce personnage austère et reclus dans un bureau sans fenêtres, qui ne boit ni ne fume, arborait une sérénité presque surréaliste en cette période de fortes fièvres. C’est le sourire aux lèvres que François Bozizé recevait J.A. il y a deux semaines dans ce palais défraîchi dont le nom résume ce à quoi ses compatriotes ont fini par ne plus espérer : la Renaissance. Quelques jours plus tard, les rebelles étaient dans Bangui, mettant François Bozizé en fuite vers le Cameroun.
Jeune Afrique : Le 15 mars est le dixième anniversaire de votre accession au pouvoir. Vous attendiez-vous à le célébrer dans un contexte aussi tendu ?
François Bozizé : Non, c’est évident. Après tous les efforts consentis pour redresser la Centrafrique, 2013 allait être l’année du décollage. Et puis la rébellion de la Séléka a éclaté, qui nous ramène presque au point de départ. Maintenant, il faut faire face et tout recommencer.
Il y a encore deux mois, on ne donnait pas cher de votre survie à la tête de l’État. En étiez-vous conscient ?
Oui. Mais je savais également que ceux – en particulier vous, les médias étrangers – qui disaient cela étaient dans l’erreur. Toutes les dispositions avaient été prises pour que les rebelles soient arrêtés aux portes de Bangui.
Connaissiez-vous le chef de la Séléka, Michel Djotodia ?
Je l’ai rencontré à deux reprises au Bénin, quand il y vivait en exil. Six mois avant le déclenchement de cette rébellion, j’ai envoyé une délégation discuter avec lui dans sa ville natale de Gordil. Il s’est déclaré en faveur de la paix et pour le respect des accords de démobilisation. Ma surprise a donc été grande de le voir se lancer dans cette aventure regrettable. A-t-il été actionné de l’extérieur ? C’est probable.
Soyez précis : qui, selon vous, a soutenu et financé la Séléka ?
Ceux qui convoitent les ressources de notre sous-sol et particulièrement les pétroliers. Je trouve aussi étrange, pour ne pas dire suspecte, l’attitude de l’Américain Jack Grynberg, à qui nous a opposés un long contentieux, lequel vient de se conclure en notre faveur. Le 18 décembre 2012, en pleine réunion du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements [Cirdi, NDLR], à Paris, ce monsieur s’est permis de dire devant témoins que l’affaire était en train de se régler sur le terrain, ajoutant que Bangui allait bientôt tomber.
Une guerre pour le pétrole ?
La coïncidence est plus que troublante. Il existe des réserves pétrolières dans trois régions de la Centrafrique : l’Est non loin de Djema, l’Ouest aux environs de Carnot, et le Centre-Nord, près de la frontière tchadienne. C’est dans cette dernière région, celle de Boromata, que l’on est le plus proche de la production. Selon les ingénieurs chinois qui y opèrent, la phase de forage devait commencer début 2013 et la première goutte de pétrole centrafricain était prévue pour début octobre de cette année, au plus tard, avec une évacuation connectée au pipeline Doba-Kribi. Mais depuis le début de la rébellion, en décembre 2012, tout est stoppé. Les Chinois ont mis leur matériel à l’abri des pillages, à Birao, en attendant que la paix revienne.
Oui, certains dans l’armée ont trahi. Par appât du gain, par peur ou par inconscience.
La Séléka tient un tout autre langage. Selon elle, ce sont les discriminations et la marginalisation dont se disent victimes les populations du Nord qui sont à l’origine du soulèvement.
C’est inexact. Pendant dix ans, aucune région de la Centrafrique n’a été exclue. Mais le Nord-Est est agité en permanence de soubresauts, de sanglantes querelles internes et d’embryons de rébellions qui rendent extrêmement difficiles les investissements de l’État et le travail des ONG. Je me suis moi-même rendu une douzaine de fois à Birao et j’ai parcouru toutes les localités de cette région. Je n’ai cessé de dire aux élites roungas, goulas et haoussas qu’elles devaient prendre leurs responsabilités face à cette situation. Je l’ai encore répété dans mon discours du 8 mars : les cadres de ces communautés n’auraient jamais dû entraîner leur jeunesse dans une action aussi destructrice.
On parle d’éléments non centrafricains au sein de la Séléka, notamment tchadiens et soudanais. En êtes-vous sûr ?
Près des trois quarts sont des étrangers originaires des pays limitrophes, attirés par l’odeur du pillage. Ils font des razzias, emmènent leur butin chez eux, puis reviennent. Tout le monde le sait.
L’effondrement de votre propre armée vous a-t-il surpris ?
Oui et non. Malgré tous nos efforts pour les réorganiser, les Forces armées centrafricaines [Faca] demeurent marquées par les mutineries des années 1990 et par les incursions de milices étrangères, comme celles des Banyamulenge de Jean-Pierre Bemba en 2002-2003 et de l’Armée de résistance du Seigneur de Joseph Kony. En outre, l’étendue des foyers d’insécurité sur notre territoire les a amenées à se disperser partout. Ajoutez à cela les problèmes de logistique et d’équipement, le déficit de patriotisme, les manipulations diverses, la faillite de l’état-major… Ce qui est arrivé était finalement assez prévisible.
Diriez-vous qu’il y a eu trahison ?
Oui. Au niveau du commandement, certains cadres des Faca ont trahi. Par appât du gain, par peur, par inconscience.
Vous-même, avez-vous douté ? Lorsque la Séléka est arrivée début janvier à Damara, à 80 km de la capitale, avez-vous pensé que c’était la fin ?
Je savais bien sûr que la situation était gravissime. Mais je suis resté calme, parce que ma cause était juste et que la population de Bangui avait besoin de moi. À aucun moment je n’ai songé à fuir. J’étais prêt à me battre jusqu’au bout. J’ai des moyens pour cela. Cette expérience a eu au moins un avantage : je sais désormais sur qui je peux compter dans mon entourage et je sais qui a failli. Ceux-là se sont démasqués.
Un cessez-le-feu est ensuite intervenu, puis les accords de Libreville, le 11 janvier, conclus sous la dictée des chefs d’État de la région. Ce sont de bons ou de mauvais accords ?
Je me mets à la place de mes pairs d’Afrique centrale : ce n’était pas facile à gérer, il fallait à tout prix trouver une solution dans la mesure où l’explosion de la Centrafrique les menaçait tous. On doit donc les remercier d’avoir volé à notre secours. Mais c’est à nous, Centrafricains, qu’il appartient de faire le reste et de transformer l’essai. La balle est dans notre camp. Tout particulièrement dans celui de la Séléka.
Le gouvernement d’union nationale a connu une gestation difficile. Apparemment, vous avez voulu doubler certains postes stratégiques, comme les Finances, la Défense ou les Mines, en nommant des ministres délégués qui vous sont proches. Pourquoi ce marquage à la culotte ? Vous n’avez pas confiance dans votre Premier ministre ?
Il ne s’agit pas de cela. L’opposition a voulu la primature, la Défense et les Finances : nous les lui avons concédés. Mais la Défense et les Finances sont des postes délicats qui sont au coeur du mal centrafricain et qui relèvent du domaine réservé du chef de l’État. D’où la création de ces ministères délégués, afin de fluidifier la nécessaire collaboration entre le gouvernement et la présidence. Le but n’est pas de bloquer l’action du Premier ministre, mais de gérer ensemble.
Soyons clairs : qui contrôle les Finances ?
Le Premier ministre, qui est aussi le ministre des Finances, avec les principaux acteurs concernés, c’est-à-dire moi-même et le ministre délégué au Budget. L’opposition se rend compte désormais que ce n’est pas une tâche aisée. Elle qui croyait que le Trésor était bourré d’argent et qu’il y avait des coffres secrets cachés à la présidence découvre qu’il n’en est rien.
Il faut savoir jeter les rancoeurs à la rivière pour le bien du pays.
Qui signe les chèques de l’État ?
Tout chèque de l’État doit comporter cinq signatures : la mienne, celles du Premier ministre et ministre des Finances, celle du directeur du Trésor et celle du caissier principal.
Quels sont vos rapports avec le Premier ministre, Nicolas Tiangaye ?
Tiangaye a été mon avocat en 1989 avant que la politique nous sépare. Depuis les accords de Libreville, nous nous retrouvons. Chacun joue son rôle et le climat semble être bon. Il faut savoir jeter les rancoeurs à la rivière pour le bien du pays.
Comment jugez-vous son attitude et celle de l’opposition démocratique pendant la crise ?
J’ai découvert à Libreville que Nicolas Tiangaye et Martin Ziguélé jouaient le jeu de la Séléka, qui est une rébellion armée. Cela m’a surpris : drôles de démocrates ! Que pense Me Tiangaye, grand défenseur des droits de l’homme, des exactions commises par la Séléka dans les villes qu’elle contrôle ? J’ai beau tendre l’oreille, je n’entends rien.
Votre rôle et vos prérogatives de chef de l’État ont changé depuis Libreville. Comment les concevez-vous ?
Comme par le passé et conformément à la Constitution, qui demeure inchangée. Au cours des Conseils des ministres, que je préside, je ne manque pas d’attirer l’attention des nouveaux venus sur la ponctualité, la bonne gouvernance et le sens des responsabilités. Ce ne sont plus des politiciens de quartier, ils doivent être au service de la nation.
Vu de l’extérieur, vous n’êtes plus qu’un président symbolique…
C’est une erreur d’appréciation. C’est moi qui signe les décrets, c’est moi qui tranche quand il y a doute ou conflit. Rien n’a changé et nul jusqu’ici ne m’a manqué de respect. Je reste le patron.
Qui dirige la Séléka, selon vous ?
C’est un peu l’anarchie. Les ministres Séléka semblent avoir perdu l’emprise sur leurs troupes, et ces dernières ont plusieurs chefs. Ces gens n’écoutent personne, pas même le Premier ministre, qu’ils ont pourtant choisi. Il serait bien qu’ils s’entendent afin que les accords de Libreville soient respectés.
L’une des revendications principales de la rébellion porte sur le départ du contingent sud-africain présent à Bangui, départ également souhaité par vos pairs d’Afrique centrale. Y êtes-vous prêt ?
Les Sud-Africains sont ici dans le cadre d’un accord de coopération bilatérale conclu avant le déclenchement de la rébellion. Ils n’ont pas pour vocation de s’éterniser en Centrafrique, mais ils n’en repartiront qu’une fois les conditions sécuritaires réunies, ce qui n’est pas le cas. Lorsque j’ai fait appel à lui fin décembre 2012, le président Jacob Zuma a immédiatement réagi. Son contingent s’est déployé en moins d’une semaine. Il a tout de suite compris que ce qui s’est passé au Mali ou en Libye se reproduisait en Centrafrique.
Autre intervention déterminante : celle des troupes tchadiennes, qui ont fermé le verrou de Damara. Pourtant, certains dans votre entourage jugent l’attitude du président Déby Itno à votre égard ambiguë. Pourquoi ?
Non, pas d’ambiguïté, mais un embarras bien compréhensible, dû au fait qu’il s’agissait d’une intervention étrangère contre une rébellion intérieure. Le sommet de Libreville a réglé ce problème en intégrant le contingent tchadien au sein de la Force multinationale d’Afrique centrale [Fomac].
Le peloton tchadien de votre garde présidentielle a été rappelé à N’Djamena il y a quelques mois. N’était-ce pas là un signe de défiance de la part d’Idriss Déby Itno ?
Non. Contrairement à ce qui a pu être dit, c’est moi qui ai demandé ce retrait. Il y avait eu des incidents graves entre des éléments tchadiens et des citoyens centrafricains dans les quartiers de Bangui, avec mort d’hommes. Il fallait que cela cesse.
Le 26 décembre 2012, plusieurs centaines de vos partisans ont attaqué l’ambassade de France à Bangui à coup de pierres et de machettes. Qui est responsable ?
Il s’est agi d’une réaction inappropriée de la part de jeunes exaspérés parce qu’ils voyaient leur avenir s’effondrer à cause de cette énième rébellion irresponsable. Les forces de sécurité ont été débordées. Vous savez, ici, c’est toujours vers la France que l’on se tourne, pour le meilleur comme pour le pire. Dans le cas d’espèce, la jeunesse banguissoise n’a pas compris pourquoi la France n’intervenait pas comme elle le faisait au Mali.?D’aucuns disent que vous auriez manipulé, voire télécommandé, cette agression…C’est faux. Pourquoi l’aurais-je fait ? Qu’avais-je à y gagner ? C’était purement spontané. Nous avons de bons rapports avec la France. J’ai d’ailleurs écrit au président Hollande pour le féliciter de ce qu’il a accompli au Mali.
Notre jeunesse n’a pas compris pourquoi la France n’intervenait pas ici comme au Mali.
Vos partisans se sont organisés en mouvements que vos adversaires qualifient de milices. Êtes-vous prêt à les dissoudre, comme le stipulent les accords de Libreville ?
Il ne s’agit pas de milices. Quand le pays est en danger, la population se mobilise. Elle nous aide à débusquer les éléments infiltrés de la rébellion, c’est une question de patriotisme. Et vous voudriez que je l’en empêche ?
Mais ces gens sont armés, c’est dangereux !
Quelles armes ? Des armes blanches, des machettes peut-être. Mais nous n’avons distribué aucune arme à feu.
Face à une Séléka qui s’en prend volontiers aux églises et aux missions, la tentation est grande chez vos partisans de considérer les musulmans comme autant de suspects. D’ores et déjà, cette communauté se considère comme stigmatisée. N’y a-t-il pas un risque de voir la crise dégénérer en un affrontement religieux ?
Ce risque existe, je ne le nie pas. Mais c’est la Séléka qui a créé ce problème en pillant les lieux de culte. Même l’évêque de Bambari a été molesté et exhibé dans les rues, poitrine nue. Moi, je vais partout : à la mosquée, à l’église, au temple…
Vous avez promis aux présidents français et béninois, François Hollande et Boni Yayi, de ne pas solliciter un nouveau mandat en 2016. Une promesse qui figure par ailleurs dans les accords de Libreville. Aviez-vous vraiment l’intention de vous représenter ?
Il n’y avait rien de tout cela et je ne l’ai jamais laissé entendre. Mais l’opposition, qui avait très peur de ce scénario car elle se savait battue d’avance, a mis en exergue cette pseudo-perspective. Il fallait la rassurer. J’ai donc fait une déclaration claire en présence du président de l’Union africaine [Boni Yayi]. Je m’y tiendrai.
C’est quoi, le mal centrafricain ?
C’est le manque de patriotisme et de sens de l’État. C’est la rançon de l’histoire chaotique de notre pays : plus personne ne croit ni à la politique ni aux politiciens. C’est aussi l’appât du gain facile, le goût des manipulations et de l’intoxication. C’est tout cela à la fois.
Vous êtes croyant. Pourquoi Dieu a-t-il abandonné la Centrafrique ?
S’il existe encore une lueur d’espoir malgré tous nos péchés, c’est que Dieu ne nous a pas tout à fait oubliés.
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Propos recueillis par François Soudan, à Bangui
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