Tunisie : la grande mue des petits opposants

Malgré de persistantes fluctuations, les modernistes semblent avoir tiré les enseignements de leur échec aux élections de 2011. Ils sont décidés à amorcer leur nécessaire regroupement.

De g. à d., Maya Jribi, Béji Caïd Essebsi, Ahmed Brahim. © AFP

De g. à d., Maya Jribi, Béji Caïd Essebsi, Ahmed Brahim. © AFP

Publié le 27 mars 2013 Lecture : 8 minutes.

Depuis sa déroute aux élections du 23 octobre 2011, le courant moderniste tunisien, dans ses composantes progressiste ou libérale, n’en finit plus de muter. Une évolution que l’assassinat du leader de gauche Chokri Belaïd, le 6 février 2013, a accélérée. Comme si ce courant avait besoin de moments critiques pour opérer sa nécessaire mutation. Cela tient en partie à sa genèse. À la veille de la révolution, l’opposition se composait de partis interdits – Ennahdha, le Congrès pour la République (CPR) et le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT) – et de formations légales, dont le Parti démocratique progressiste (PDP), Ettajdid, le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL, qui deviendra Ettakatol) et des partis dits de décor, aujourd’hui disparus. Le 14 Janvier a assurément redistribué les cartes, mais aussi mis en lumière une vérité lourde de conséquences : toute l’opposition, sauf les islamistes d’Ennahdha et le PCOT, s’était contentée sous Ben Ali d’adopter des positions de principe et de mener des actions sporadiques. Honorable en temps de dictature, cette stratégie a terni l’image des opposants modernistes, associés dans l’esprit de certains électeurs à l’ancien régime, tandis que les islamistes, le CPR et la gauche radicale recueillaient les fruits de leur intransigeance et de leur interdiction.

Réprimée sous Ben Ali, l’opposition moderniste avait survécu grâce à ses figures emblématiques, celles-là mêmes qui ont occupé le devant de la scène au lendemain de la révolution, comme Ahmed Nejib Chebbi et Maya Jribi (PDP), Ahmed Brahim (Ettajdid) ou encore Mustapha Ben Jaafar (FDTL), mais elles n’ont guère fait le poids face à la « virginité » politique et à l’aura révolutionnaire d’un Hamma Hammami (PCOT), d’un Moncef Marzouki (CPR) ou d’un Hamadi Jebali (Ennahdha). À ce déficit de légitimité est venu s’ajouter le fait que seuls les islamistes et le PCOT bénéficiaient d’une forte assise populaire, les autres partis étant déconnectés de la réalité du terrain. Entre la révolution et les élections, le courant moderniste en tant que tel n’existait plus, noyé dans un échiquier politique pléthorique composé de plus d’une centaine de nouvelles formations. Après l’abyssal silence des années de dictature, la soudaine effervescence ambiante a pris de cours les modernistes, qui n’ont pas su moduler leur discours pour séduire les couches populaires. Désorganisés et manquant cruellement de financements, ils ont en outre péché par excès de confiance, multipliant les erreurs politiques. Ils ont ainsi défendu sans nuances ni pédagogie la laïcité, assimilée par l’opinion à l’athéisme, et laissé les islamistes faire des questions identitaire et religieuse leur chasse gardée. Ils n’ont pas su, ce faisant, cerner les attentes réelles des Tunisiens et, pour couronner le tout, se sont présentés aux élections en rangs dispersés. Avec le résultat que l’on sait.

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Opportunisme

Les leçons de la déroute du 23 octobre seront rapidement tirées. Le travail autocritique, le recentrage sur des objectifs prioritaires et la piètre prestation des élus au pouvoir ont permis une sorte de décantation et conduit à la constitution de coalitions. « Il n’y a pas d’alternative, l’opposition doit se regrouper », dira Béji Caïd Essebsi en janvier 2012 en lançant l’idée d’une alliance qui deviendra Nida Tounes, un parti qui fait aujourd’hui de l’ombre à Ennahdha. Dans le même sens, en avril 2012, le PDP s’allie à sept partis centristes et sociaux-libéraux et à des indépendants pour créer Al-Joumhouri (le Parti républicain). Au même moment, la gauche s’active : Ettajdid, le Parti du travail tunisien (PTT) et quelques indépendants de l’ex-Pôle démocratique moderniste fondent Al-Massar (la Voie démocratique et sociale), tandis que le Parti des travailleurs tunisiens (PTT, ex-PCOT) et la gauche radicale se rassemblent en un Front populaire.

Pour se rendre audibles, les laïcs doivent moduler leur discours à l’aune des réalités du pays.

Le phénomène de mutation est aussi contagieux qu’avantageux pour certains ; les nouveaux fronts génèrent de la dissidence. La très médiatique Alliance démocratique, conduite par Mohamed Hamdi avec des anciens du PDP et des indépendants, pressentie pour entrer au gouvernement Jebali, a imposé ses conditions, pour finalement jeter l’éponge. Cette manoeuvre lui a donné une certaine visibilité, mais elle démontre que certains sont disposés à troquer, sans états d’âme idéologiques, leur position d’opposants contre celle de gouvernants.

Nouvelle gauche

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« Des événements qui se succèdent sans être maîtrisables, l’absence de leadership, de programmes socio-économiques, de lignes de démarcation claires et de débats portant sur des questions de fond empêchent de préciser ce qu’est aujourd’hui l’opposition en Tunisie. Tout le processus ne cesse de vaciller. En fonction des événements, l’opposition fluctue », analyse le politologue Larbi Chouikha. Mais si les petits nouveaux, faute d’assise, de financements et de programme, ont tendance à se regrouper de crainte d’être phagocytés par une formation plus importante, les fronts nés du rassemblement de partis d’opposition historiques semblent plus solides. Et se comportent en conséquence : forts de leur assise populaire, Al-Massar et le Front populaire ont choisi de ne faire aucune concession et rejettent tout accord avec le gouvernement, qu’ils jugeront, disent-ils, sur pièces. Ceux qui craignaient une bipolarisation de la vie politique autour des islamistes et de Nida Tounes voient ainsi émerger une nouvelle force de gauche dont le discours est extrêmement cohérent et en phase avec les préoccupations des citoyens. « Hamma Hammami, Ahmed Seddik du Front populaire ou Samir Taïeb d’Al-Massar sont crédibles quand ils analysent les difficultés au quotidien des Tunisiens, d’autant qu’ils proposent des solutions. À y regarder de plus près, les autres leaders de l’opposition sont essentiellement des avocats ou des médecins, et tiennent un discours élitiste. Pour le peuple, ils ne sont ni audibles ni représentatifs », affirme Hend, jeune pharmacienne, séduite par cette gauche recomposée, alors qu’elle avait voté PDP.

Les jeunes reprochent d’ailleurs à l’opposition de centre droit une tendance libérale qui risque de la conduire à adopter le même système que Ben Ali, perdant de vue les valeurs de la révolution et leurs propres préoccupations. Les moins jeunes, eux, ont opéré des choix par défaut. En milieu urbain, Nida Tounes emporte leur adhésion. Quant aux femmes, elles sont davantage attirées par Al-Joumhouri. Mais dans les régions intérieures, l’opposition moderniste peine à s’imposer. « Ils parlent de choses sans intérêt ; je veux juste savoir si demain j’aurai du pain », s’exclame un habitant de Jebeniana (Centre-Est). Exagérément instrumentalisé par le CPR et les islamistes, le retour du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, ex-parti au pouvoir), revu et corrigé à la sauce destourienne, prolongement de la pensée et de la vision de Bourguiba, a une part de réalité. C’est le reproche fait à Nida Tounes, mais on retrouve aussi des anciens du RCD au sein d’Ennahdha. « On nage dans l’absurde ; le RCD dissous se reconvertit, infiltre différentes formations au label bourguibien et devient une opposition sans avoir rendu de comptes », résume Sofiane, un militant d’Al-Aridha, qui a créé la surprise aux élections de 2011 en arrivant troisième mais dont les positions sont difficiles à cerner. « Pour avoir plus de poids, les démocrates sont obligés de se rapprocher des destouriens », analyse le journaliste Zyed Krichen.

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Feux fronts

Pendant que l’attention se focalise sur le RCD, une autre opposition travaille en toute discrétion et de manière efficace. La branche tunisienne du mouvement panislamiste Hizb Ettahrir, devenu un parti, recueille les déçus d’Ennahdha. Le phénomène n’est pas à négliger et laisse présager des tiraillements entre les différentes formations islamistes et des surprises pour les démocrates. Tout comme le parti Wafa, issu d’une scission du CPR, qui semble souvent s’opposer juste pour le principe et finit par faire cavalier seul.

Malgré l’absence de tout ancrage historique, les blocs semblent tous clairement dirigés contre un front extrémiste religieux.

Malgré l’absence de tout ancrage historique, les blocs semblent tous clairement dirigés contre un front extrémiste religieux. Depuis janvier 2013, un front encore plus large a vu le jour avec la création de l’Union pour la Tunisie, qui rassemble Nida Tounes, Al-Massar, Al-Joumhouri et deux autres partis. Sans bataille d’ego, la machine des fronts et des alliances est lancée pour préparer l’alternance. Pour l’instant, il n’est pas question d’union sacrée ; les initiatives se font au coup par coup en fonction des événements et des intérêts. Des liens de confiance entre les différents leaders semblent s’être tissés. L’opposition de droite et celle de gauche sont côte à côte avec pour objectif commun de sauver la Tunisie et d’instaurer la démocratie, mais les programmes communs ou les programmes tout court font défaut. Le Front populaire, lui, garde farouchement ses distances par principe idéologique, mais son émergence en fait un interlocuteur à ne pas négliger. Les contours de l’opposition semblent se préciser. À charge pour elle de moduler son discours à l’aune des réalités du pays pour être plus audible, notamment auprès des indécis, qui constituent désormais la moitié du corps électoral. Il lui faudra aussi, le moment venu, dégager une plateforme commune et, surtout, se garder de diaboliser ou d’ostraciser Ennahdha. D’aucuns jugent même que le meilleur moyen d’encadrer les islamistes est de les associer à l’exercice du pouvoir. Et de rappeler, à l’appui de leurs dires, qu’à chaque fois que les contre-pouvoirs ont réagi Ennahdha a reculé et lâché du lest.

Ettakatol, l’incompris

Au lendemain des élections de 2011, Ettakatol (ex-FDTL) rejoint la coalition gouvernementale de la troïka et semble tourner le dos aux démocrates, sa famille d’origine. Incompris, le parti de Mustapha Ben Jaafar, président de l’Assemblée nationale constituante (ANC), perd des militants, est accusé d’opportu­nisme et peine à convaincre quand il se définit comme « un opposant de l’intérieur et un garde-fou contre la mainmise d’un seul parti ». « Nous avons choisi comme stratégie de nous allier au courant d’Ennahdha pour aider l’ensemble à se recentrer », explique Sami Razgallah, membre du bureau politique d’Ettakatol. Une stratégie aussi discrète qu’efficace. Quand il a été question d’inscrire la charia dans la Constitution, Ben Jaafar a mis sa démission dans la balance, et le projet a été retiré. Lors du dernier remaniement, le parti a été intransigeant : il a conditionné sa participation au gouvernement à l’indépendance des ministères de souveraineté. Il a eu gain de cause. À l’ANC, il s’est rangé aux côtés de l’opposition pour rejeter l’amendement de l’article 91 du règlement intérieur qui aurait permis au rapporteur général de la Constitution, Habib Khedher, élu d’Ennahdha, d’intervenir à sa guise en matière législative et de se substituer à la Cour constitutionnelle durant la période de vide institutionnel. F.D.

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