Algérie – France : secret d’État explosif
Jusqu’en 1978, l’armée française a conservé un site d’essais d’armes chimiques en Algérie, dans le Sahara, avec la bénédiction de Boumédiène.
La visite d’État du président François Hollande à Alger, les 19 et 20 décembre 2012, s’était soldée par la signature de nombreux accords de coopération économique et politique. Selon Jean-Dominique Merchet, journaliste à l’hebdomadaire français Marianne, parmi les textes paraphés par les deux délégations en présence des deux chefs d’État, un accord confidentiel a été signé loin de tout protocole et de toute présence médiatique. Selon Merchet, « la France va dépolluer un ancien site d’essais d’armes chimiques en Algérie que l’armée française a utilisé jusque dans les années 1970 ». Ledit site s’appelle B2-Namous.
L’existence de ce centre de tirs d’essais d’armes chimiques et bactériologiques avait déjà été révélée en octobre 1997 par la presse française. Mais, à l’époque, les autoroutes de l’information n’étaient pas aussi efficaces. La nouvelle n’avait provoqué aucun émoi au sein de l’opinion algérienne. En France, elle n’avait débouché que sur l’esquisse d’un débat autour de l’utilisation des armes chimiques. Une quinzaine d’années plus tard, le retour de B2-Namous dans l’actualité a une tout autre résonance, éveillant l’intérêt pour un vieux secret d’État que ni Paris ni Alger ne souhaitent pour l’heure déclassifier. L’Algérie, dont la « souveraineté retrouvée » a longtemps servi de légitimation du pouvoir politique, n’a récupéré la totalité de son territoire que seize ans après l’indépendance. Jusqu’en 1978, près de 6 000 kilomètres carrés de son Sahara, dans la région de Beni Ounif, frontalière avec le Maroc, sont demeurés sous le contrôle de l’armée française. Et ce avec l’accord et, à partir de 1972, la protection de l’armée algérienne.
Stupeur
Aujourd’hui, l’opinion algérienne n’en revient pas : Houari Boumédiène, deuxième président de la République (1965-1978), tiers-mondiste affirmé, héraut de l’anti-impérialisme, champion du non-alignement, farouchement opposé à toute présence militaire étrangère dans son pays et ailleurs, avait sacrifié une partie du territoire au profit d’une armée occidentale, qui plus est celle de l’ex-puissance coloniale.
Quand, en 1997, Bouteflika découvre le pot aux roses, il entre dans une colère noire.
Alger, octobre 1997. Abdelaziz Bouteflika n’est pas encore revenu aux affaires quand l’hebdomadaire français Le Nouvel Observateur évoque pour la première fois l’existence de B2-Namous. « Je ne l’avais jamais vu aussi irrité, raconte un membre de son entourage. Quand je lui ai demandé le motif de sa colère, il m’a répondu : "Boumédiène m’a fait un enfant dans le dos !" » Pour avoir été le compagnon de lutte et confident de ce dernier, et son chef de la diplomatie, Bouteflika se considérait comme « la boîte noire du régime », au fait des secrets les mieux gardés. Et voilà que l’hebdomadaire de Jean Daniel lui apprend que Boumédiène l’a écarté d’une affaire d’État relevant pourtant de son champ régalien : un accord diplomatique. Notre témoin poursuit : « Bouteflika était furieux d’apprendre que son mentor s’était rendu coupable de deux mensonges d’État. Une première fois en mai 1967 et une seconde fois en 1972. »
Tout a commencé au début des années 1950, quand l’armée coloniale procède, dans ce centre de tirs d’essais installé sur un plateau calcaire dominé par les falaises d’Oued Namous, à des manoeuvres de tir d’armes chimiques et bactériologiques. Après sept ans de guerre de libération, les indépendantistes du FLN et l’ex-métropole entament des négociations à Évian qui déboucheront sur un accord de cessez-le-feu et l’organisation d’un référendum d’autodétermination. Mais les accords d’Évian contenaient une annexe secrète : la France conservera durant une période de cinq ans quatre centres d’essais au Sahara : Reggane et In Ekker, pour le nucléaire, Colomb-Béchar (futur B2-Namous) pour les armes chimiques et bactériologiques, et enfin Hammaguir pour la balistique et les fusées spatiales. À l’échéance du délai convenu, Alger et Paris confirment officiellement la fermeture de tous les sites sahariens de l’armée française. Sauf celle de B2-Namous. Guerre froide et course aux armements incitent Charles de Gaulle à demander à Boumédiène la prorogation de l’accord pour le maintien du centre de Beni Ounif. Contre toute attente, le leader algérien concède une période supplémentaire de cinq ans. Il impose cependant une condition : B2-Namous sera exclusivement une affaire militaire. En d’autres termes, pas question d’y associer ou d’en informer les circuits diplomatiques, donc Bouteflika. Un accord-cadre est secrètement signé, le 27 mai 1967, entre l’ambassadeur de France (contrairement à Alger, Paris n’a aucun a priori à l’égard des autorités civiles) et le commandant Abdelkader Chabou, secrétaire général du ministère de la Défense et homme fort de l’armée algérienne.
Vieux débat
Le second mensonge d’État de Boumédiène intervient cinq ans plus tard, à l’issue de l’échéance prévue par l’accord secret. Nous sommes en 1972, quelques mois après la nationalisation des actifs de toutes les sociétés pétrolières françaises opérant dans le secteur des hydrocarbures algériens. Il règne un climat des plus délétères entre Alger et Paris. Le discours de Boumédiène n’a jamais été aussi violent à l’égard du néocolonialisme français. Le commandant Chabou, tué dans un accident d’hélicoptère une année auparavant, n’est plus de ce monde. Le président algérien confie alors le dossier au colonel Abderrahmane Latrèche. À l’exigence de discrétion, Boumédiène ajoute une autre condition : que des militaires algériens participent aux essais auxquels procède l’armée française à Oued Namous. Paris accepte et six officiers algériens sont associés (« de loin » assure une note diplomatique française) aux tirs et essais opérés à B2-Namous.
En 1978, Paris démantèle B2-Namous aussi discrètement qu’il a réussi à en obtenir la prorogation.
Il n’y aura pas de troisième mensonge de Boumédiène. En 1977, à terme échu, l’intérêt tactique et stratégique des armes chimiques est remis en question. La multiplication d’accidents industriels et les images de la population vietnamienne soumise aux bombardements au napalm ont un effet ravageur sur l’utilisation de ce type d’armement. En 1978, Paris démantèle B2-Namous aussi discrètement qu’il a réussi à en obtenir la prorogation.
Les fuites à propos de l’accord de dépollution du site d’Oued Namous ont relancé un vieux débat en Algérie : le rôle trouble des « déserteurs de l’armée française » (DAF), ces officiers de la guerre de libération qui ont abandonné la coloniale pour rejoindre le maquis et qui ont hérité, sur décision de Boumédiène, des plus hauts postes de commandement dans l’état-major au lendemain de l’indépendance. Le commandant Abdelkader Chabou en était le chef de file. Autre conséquence de ces fuites : une extension du contentieux franco-algérien. Les organisations de la société civile algérienne luttaient pour obtenir l’indemnisation des victimes autochtones des opérations Gerboise (essais de tirs nucléaires à Reggane et In Ekker). Elles exigent désormais que ces indemnités soient élargies aux nombreux « transhumants » ayant parcouru, au cours des cinquante dernières années, les alentours du site d’Oued Namous. Et si indemnisation il y a, elle ne concernerait pas uniquement les Algériens. Les habitants de la ville marocaine de Figuig, à moins de 30 km à vol d’oiseau du site, sont en droit d’attendre, eux aussi, des compensations pour les atteintes à la faune et à la flore de leur région du fait des essais chimiques.
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