Syrie : la révolution selon Bachar al-Assad

En s’obstinant, depuis deux ans, à voir dans la rébellion un « vaste complot » international mis à exécution par des bandes de voyous et de terroristes, le président syrien voulait forcer la réalité à rejoindre ses prophéties. Il y est en partie parvenu…

Pour Bachar al-Assad, il n’a jamais été question de révolution. © AFP

Pour Bachar al-Assad, il n’a jamais été question de révolution. © AFP

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 25 mars 2013 Lecture : 7 minutes.

« Si nous étions le 15 mars 2011, j’agirais exactement de la même façon », déclarait Bachar al-Assad à Russia Today le 9 novembre dernier. Le 15 mars 2011, le régime de Ben Ali en Tunisie et celui de Moubarak en Égypte n’étaient plus. Le Yémen, Bahreïn et la Libye étaient emportés par la fureur révolutionnaire, et à Deraa, chef-lieu du Sud syrien, quelques dizaines d’habitants se regroupaient devant le palais de justice pour protester contre l’arrestation et la torture de quinze adolescents, coupables d’avoir barbouillé sur un mur de leur école « Ton tour viendra, docteur ». Ce jour-là débutait la plus longue et meurtrière des révolutions arabes : choisissant d’étouffer dans le sang les voix pacifiques qui réclamaient des réformes, du pain et la dignité, Bachar al-Assad et son clan entraînaient la Syrie dans le cycle infernal de la violence et de la haine. Deux ans plus tard, la guerre qui fait rage entre le pouvoir et ceux qui ont juré de l’abattre a fait plus de 70 000 morts, 1 million de déplacés, ravagé les campagnes et détruit des cités millénaires. Rien ne semble pouvoir aujourd’hui l’arrêter.

Le 15 mars 2013, le tour de l’ancien ophtalmologue devenu dictateur par héritage paternel n’est toujours pas arrivé. Imprimée sur les tee-shirts de ses miliciens, peinte sur ses tanks, la formule « Bachar ou le chaos » résume la position du fils de Hafez al-Assad. Lui-même n’a cessé de le répéter, et ses adversaires avec lui : ce sera la victoire ou la mort. Comme dans les caricatures d’Ali Ferzat, dessinateur retrouvé en août 2011 gisant au bord d’une route les doigts brisés, le régime écrase impitoyablement sous sa botte cyclopéenne des foules déshumanisées sans voir qu’il s’apprête à poser son dernier pas dans le vide d’un précipice. Cet acharnement mortifère, Assad l’a justifié dès le 30 mars 2011 devant le Parlement avec un aplomb dont il ne s’est jamais départi : pour lui, la Syrie est la cible d’un « vaste complot dont les fils s’étendent très loin dans certains pays et même à l’intérieur du pays ». On l’a dit fou, aveugle ou effroyablement cynique, on a estimé qu’il ne croyait pas un mot de ce qu’il disait ou qu’il était totalement déconnecté de la réalité. Mais les cadavres de 70 000 de ses compatriotes n’ont pas ébranlé ses convictions, et il continue de marteler le même leitmotiv avec une effrayante conviction. « Depuis deux ans, la Syrie combat ses adversaires et ses ennemis ; ce qui serait irréalisable sans soutien populaire », répétait-il dans une interview au journal britannique Sunday Times parue le 3 mars.

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Conspiration

Dans ses rares discours et interviews, la même logique imperturbable : il n’a jamais été question de révolution, mais bien d’une conspiration ourdie par des puissances étrangères qui manipulent en Syrie des bandes de voyous et de terroristes fanatiques afin d’abattre le dernier État arabe résistant à l’hégémonie occidentale et israélienne au Moyen-Orient. À la suite de son père, Hafez, dont il a hérité le pouvoir en 2000, il incarne cette résistance, et son destin se confond avec celui de la Syrie dont il serait le seul garant de l’unité et de la survie. Évoquant au Sunday Times un possible dialogue national, il déclare : « Un tel dialogue concernerait la Syrie, le terrorisme et l’avenir du pays. Il ne pourrait être question d’opinions ou de personnalités. […] Je n’ai pas fait tout cela pour moi. » Cette mission lui a été assignée par le peuple lui-même qui n’a cessé de le soutenir, répète-t-il, versant au passage une larme pour les victimes innocentes des violences. « Personne ne peut ressentir cette peine plus que nous », insiste-t-il dans la même interview. Et pour conclure, toujours la même menace voilée d’embraser la région : « J’ai répété de nombreuses fois que la Syrie se situait sur une ligne de faille géographique, politique, sociale et idéologique. Jouer avec cette ligne de faille aura de graves répercussions dans tout le Moyen-Orient. »

Les ondes de choc répétées de la crise syrienne ébranlent chaque jour un peu plus les États voisins.

Pour Peter Harling, spécialiste de l’Égypte, de la Syrie et du Liban à l’International Crisis Group (ICG), « Bachar a construit un discours de rationalisation et de légitimation de la logique qu’il poursuit, mais il n’est pas "détaché des réalités", comme beaucoup de commentateurs veulent le croire. Son discours n’a jamais changé et il se devait de faire évoluer le conflit vers ce qu’il est aujourd’hui ». Même constat pour l’économiste et opposant syrien Samir Aïta : « Il veut forcer la réalité à rejoindre ses prophéties, jouant depuis le début la violence contre le pacifisme, le sectarisme contre le consensus révolutionnaire, et faisant de la crise un enjeu régional, un "combat pour la Syrie" qui a toujours et depuis longtemps été sa meilleure arme. »

Apprenti sorcier

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Devant la violence de la répression, des groupes armés de défense des manifestants se sont rapidement constitués, assimilés par le raïs à des « gangs de bandits ». La thèse d’une contestation pacifique était invalidée, et le recours à toujours plus de brutalité ainsi justifié. Pour y répondre, les groupes d’autodéfense et les déserteurs des forces régulières ont formé l’Armée syrienne libre (ASL) et se sont lancés dans l’insurrection armée : pour Bachar, les forces alimentant cette « guerre civile » devaient être anéanties. Avant Alep, Homs, la capitale de la révolution, était écrasé sous les bombes en février 2012.

Pour donner corps au spectre du terrorisme islamiste qu’il dénonçait depuis le début, l’apprenti sorcier libérait dès les premières semaines de la contestation des islamistes radicaux qui constituèrent rapidement le noyau de formations jihadistes indépendantes de l’ASL comme la Jabhat al-Nosra. Des groupes radicaux sunnites de plus en plus puissants et dont le projet d’établir un émirat islamique nourrit une confessionnalisation de la crise annoncée depuis le début par Assad. Voyant dans une prétendue protection des nombreuses minorités syriennes le meilleur rempart contre ses ennemis et le plus sûr moyen de les diviser, il a lancé les chabiha, milices brutales issues de sa communauté alaouite, contre les populations sunnites, fait distribuer des armes aux autres communautés, parvenant parfois à les convaincre que leurs ennemis étaient les siens. Dans le Nord-Est, le régime déléguait le maintien de l’ordre aux milices kurdes, qui ont fini par entrer en conflit avec l’ASL et les groupes jihadistes. Enfin, alors que nombre de puissances, au début soucieuses de la stabilité du pays, croyaient pouvoir infléchir le régime et l’amener à transiger, l’obstination brutale de ce dernier et sa surdité ont amené les associés turcs ou qataris d’hier à devenir ses plus véhéments détracteurs : la conspiration internationale devenait réalité.

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Contagion

Le séisme régional prédit n’a pas encore eu lieu, mais les ondes de choc répétées de la crise ébranlent chaque jour un peu plus les États voisins. Le flot continu des réfugiés met en péril les équilibres internes du Liban, de la Jordanie et de la Turquie. Le pays du Cèdre, à la fois base arrière de l’insurrection et bastion du Hezbollah pro-Assad, danse sur un volcan. Fin janvier, Israël, jusque-là attentiste, est intervenu au coeur de la Syrie, envoyant son aviation bombarder un centre de recherches en armes chimiques, afin d’empêcher une livraison imminente au Hezbollah libanais. En Irak, dont le régime chiite soutient discrètement Damas, quarante-huit soldats syriens réfugiés dans la province d’Al-Anbar étaient massacrés le 4 mars par des membres d’Al-Qaïda liés aux jihadistes combattant en Syrie.

Une guerre civile où se mêlent rivalités régionales et fanatisme religieux.

D’une contestation pacifique et consensuelle qui, au départ, ne demandait pas sa chute, le docteur Bachar est ainsi parvenu à faire de la révolution syrienne une guerre civile où ne cessent de croître rivalités régionales et fragmentation territoriale, banditisme et guerre religieuse, menaçant de plonger la région dans le chaos. Un terrain de combat plus familier que celui des réformes démocratiques pour la dynastie Assad, qui s’est construite dès l’origine sur une idéologie de la résistance à Israël, à l’Occident et à ses alliés arabes, se posant en ultime garante de la laïcité et du multiconfessionnalisme face à l’hydre islamiste. Comptant sur la supériorité numérique et matérielle de ses forces, ainsi que sur le soutien de ses indéfectibles alliés iranien et russe, Assad semble toujours persuadé de sa victoire finale. À cette résolution répond la détermination de l’insurrection de l’emporter par les armes. Du coup, la voie d’une issue politique au conflit semble de plus en plus compromise. Comme le souligne Samir Aïta, « les négociations aujourd’hui ne peuvent avoir lieu qu’entre militaires et insurgés. Une solution politique ne pourra être trouvée qu’après la conclusion d’un cessez-le-feu entre les deux camps. Mais ces deux camps sont eux-mêmes divisés, entre une ASL hétéroclite et les jihadistes côté insurgés, entre troupe régulière et milices côté régime. La fin de leur cohésion entraînerait la "somalisation" de la Syrie ».

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