Kenya : Uhuru Kenyatta dit merci à la CPI !
Élu le 4 mars à la tête du pays, Uhuru Kenyatta est un politicien retors et un héritier bien né. Poursuivi par la justice internationale pour crimes contre l’humanité, il a su se poser en victime de l’ingérence des Occidentaux.
Du fond de sa retraite dorée à l’or fin, un homme savoure une victoire qu’il attendait depuis 2002. Le vieil autocrate Daniel arap Moi, au pouvoir entre 1978 et 2002, voit enfin son rêve se réaliser. Le 9 mars, après cinq jours de dépouillement, la commission électorale kényane (Independent Electoral and Boundaries Commission, IEBC) a déclaré son dauphin, Uhuru Kenyatta, vainqueur au premier tour de l’élection présidentielle avec 50,07 % des voix, contre 43,31 % pour Raila Odinga. Successeur de Jomo Kenyatta, Daniel arap Moi sait bien ce que le fils du père de l’indépendance lui doit.
Évidemment, le nouvel homme fort du pays a eu l’avantage de bien naître. Il peut se targuer d’avoir mené des études sérieuses à l’école Sainte-Marie de Nairobi, puis au Amherst College (Massachusetts, États-Unis), où il s’intéressa aux sciences politiques et à l’économie. Mais c’est bien Daniel arap Moi qui a donné à sa carrière les quelques coups de pouce nécessaires pour le conduire au seuil de State House.
Frustrés
Entré en politique en 1997, à l’âge de 36 ans, comme président d’une branche locale de la Kenya African National Union (Kanu, l’ancien parti unique), mais sèchement battu aux élections générales cette même année, Kenyatta a bénéficié deux ans plus tard d’une fort opportune nomination à la tête de l’Office du tourisme kényan (le Kenya Tourism Board), décidée directement par Moi. Élu au Parlement en 2001, il est ensuite devenu ministre chargé des Gouvernements locaux, puis vice-président de la Kanu et, enfin, en dépit de cette expérience somme toute réduite du pouvoir, candidat à la succession de Moi en 2002. Frustrés d’être si malproprement éconduits, les caciques de la Kanu rejoignirent alors en masse l’opposition, et la Coalition arc-en-ciel (la National Rainbow Coalition, Narc), emmenée par Mwai Kibaki, offrit au pays sa première alternance démocratique.
Il n’empêche. Immergé très tôt dans les eaux turbulentes des tractations politiciennes, rompu aux renversements d’alliances, Kenyatta junior apprend vite. En 2005, désormais chef de file de l’opposition, il se bat avec succès contre le projet de nouvelle Constitution, tout comme un certain… Raila Odinga, le leader du Mouvement démocratique orange. Mais deux ans plus tard, alors que se profile une nouvelle élection présidentielle, Kenyatta soutient cette fois Kibaki face à Odinga. Il ne veut plus, dit-on, prendre le risque d’être battu.
Moins impatient qu’à ses débuts, Uhuru Kenyatta sait qu’il a le temps… et l’argent nécessaire pour préparer son avenir. Si l’on en croit le magazine Forbes, il occupe une très honorable place dans le classement des 40 Africains les plus riches du continent : 26e en 2011, avec une fortune estimée à 500 millions de dollars (383,7 millions d’euros). Même s’il refuse souvent d’en parler, ce propriétaire terrien disposerait de 500 000 hectares de terres arables acquises à bas prix par son père, dans les années 1960 et 1970, à la faveur d’un accord avec l’ancien occupant britannique. La famille Kenyatta possède aussi la compagnie laitière Brookside Dairy, la Commercial Bank of Africa, le groupe de médias Mediamax et quelques hôtels.
Cette fortune, Kenyatta la doit sans doute plus à sa naissance qu’à la sueur de son front, du moins si l’on en croit ce qu’écrivait en 2009 l’ambassadeur américain à Nairobi dans un télégramme diplomatique révélé par WikiLeaks : « Les handicaps de Kenyatta sont au moins aussi importants que ses forces. Il boit trop et n’est pas un bourreau de travail. » Mais les apparences sont parfois trompeuses.
Dans le cambouis et dans le sang
Pariant sur une victoire de l’homme de terrain qu’est Raila Odinga, nombre d’observateurs ont sous-estimé les ressources d’un politicien retors qui a appris son métier dans le giron de Daniel arap Moi. Après la présidentielle controversée de 2007, son soutien à Kibaki lui a, par exemple, permis de devenir ministre du Commerce et vice-Premier ministre dans le cadre du gouvernement de coalition mis en place in extremis, en mars 2008, alors que le spectre de la guerre civile menaçait le pays. Pour assurer la victoire de Kibaki, Kenyatta n’avait pas ménagé sa peine, montrant qu’il savait plonger les mains dans le cambouis. Ou dans le sang, comme le lui reproche la Cour pénale internationale (CPI).
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Partisans de Raila Odinga, le 12 mars à Nairobi. ©Reuters
Alors que le combat électoral entre Kibaki et Odinga dégénérait en affrontements politico-ethniques, Kenyatta n’aurait pas hésité à s’appuyer sur la secte kikuyue des Mungiki pour répondre aux attaques des supporteurs kalenjins, dont l’un des chefs n’était autre que William Ruto, ancien allié d’Odinga, ancien ministre de l’Enseignement supérieur, ancien ministre de l’Agriculture, colistier de Kenyatta à la présidentielle du 4 mars 2013 et nouveau vice-président du Kenya ! Le pays n’ayant pas réussi à mettre en place une juridiction ad hoc pour juger les responsables des violences, la CPI a pris les choses en main : Kenyatta et Ruto doivent tous deux être jugés pour crimes contre l’humanité.
Une certaine logique aurait voulu que la menace judiciaire plombe la campagne du duo « Uhuruto ». Tel n’a pas été le cas. En s’alliant, Kenyatta et Ruto ont réconcilié deux des plus importants blocs ethniques du Kenya. En outre, ils ont joué à fond la carte victimaire, se présentant comme les boucs émissaires d’une justice occidentale s’immisçant dans les affaires kényanes. Le cabinet londonien BTP Advisers qui les a conseillés est-il à l’origine de cette stratégie consistant à surfer sur le sentiment antibritannique ? Le paradoxe fait sourire, mais alors que les anciens combattants Mau Mau ont obtenu en 2012 le droit de poursuivre le Royaume-Uni pour les crimes commis à leur encontre, il faut reconnaître que l’idée était porteuse ! Surtout lorsque l’on sait que Jomo Kenyatta fut emprisonné par les Britanniques, de 1952 à 1961, pour ses liens supposés avec les Mau Mau.
Couleuvres
Le sentiment anticolonial a-t-il suffi pour faire basculer le vote ? Sans doute pas. Mais les deux hommes ont mené une campagne efficace qui a permis de rassembler les quelque 6 millions de voix nécessaires pour dépasser les 50 % et être élus au premier tour. Sonné, mais fidèle à ses engagements de campagne, Raila Odinga a appelé ses partisans au calme même s’il conteste la victoire de son adversaire devant la Cour suprême de justice.
Prudents, les gouvernements occidentaux se sont contentés de congratuler le peuple kényan, contrairement à leurs homologues africains, chinois et russes, qui ont félicité le nouvel élu. Mais si la victoire de Kenyatta est confirmée, les États-Unis comme l’Europe vont affronter une situation diplomatique délicate. Avant l’élection, le haut-commissaire britannique Christian Turner fanfaronnait en affirmant que son gouvernement ne traiterait que des « affaires essentielles » avec un responsable poursuivi par la CPI. De son côté, l’Américain Johnnie Carson se fendait d’un menaçant « Tout choix a des conséquences ». Les couleuvres de la realpolitik risquent d’être dures à avaler : le Kenya est à la fois un partenaire économique de poids et un allié incontournable dans la lutte contre le terrorisme en Afrique de l’Est.
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Par Nicolas Michel
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