Islam rive droite, islam rive gauche

À Paris, deux établissements mettent la culture arabo-islamique à l’honneur. Si l’Institut du monde arabe parie sur le rayonnement international, l’Institut des cultures d’Islam joue l’intégration locale. Concurrence ou complémentarité ?

L’Institut des cultures d’Islam a été crée en 2006. © Ateliers Lion Architectes urbanistes – Golem Images

L’Institut des cultures d’Islam a été crée en 2006. © Ateliers Lion Architectes urbanistes – Golem Images

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Publié le 18 mars 2013 Lecture : 8 minutes.

C’est un peu l’histoire de David et Goliath. Enfin, de Daoud et Jalout, ainsi qu’ils se nomment dans le Coran. Sur la rive gauche de la Seine, dans le 5e arrondissement chic et étudiant, se tient le géant : l’Institut du monde arabe (IMA), inauguré en 1987 par le président français François Mitterrand. En perte de vitesse, vertement critiqué par la Cour des comptes, l’établissement culturel table sur l’arrivée de l’ancien ministre de la Culture Jack Lang à sa tête pour se relancer. Sur la rive droite de la Seine, dans le 18e arrondissement, à deux pas de la station de métro Château-Rouge et du marché Dejean, le petit frondeur ne s’en laisse pas montrer : créé en 2006 sous l’impulsion des socialistes Bertrand Delanoë et Daniel Vaillant, l’Institut des cultures d’Islam (ICI) a su s’imposer grâce à une programmation moderne et dynamique… Aux commandes de ces deux institutions fondamentales pour comprendre les relations de la France avec la culture arabo-islamique, deux femmes engagées : la Saoudienne Mona Khazindar, 54 ans, directrice générale de l’IMA, et la Française Véronique Rieffel, 37 ans, directrice de l’ICI.

Confraternité

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La première reconnaît avec franchise que le navire qu’elle barre a perdu de sa superbe : « L’IMA vient de fêter ses 25 ans, soit un quart de siècle d’existence, beaucoup de réussites, des expériences à revoir et des leçons à tirer. » En septembre 2012, la Cour des comptes reconnaissait un effort de redressement financier, mais pointait du doigt la mauvaise gouvernance, les bisbilles internes, l’état douteux du bâtiment et une programmation de moindre qualité… Dans son rapport, le président Didier Migaud (PS) écrivait ainsi : « Dans un contexte très évolutif, marqué par l’émergence de nouvelles institutions consacrées à l’art de l’Islam, et par l’évolution politique et culturelle du monde arabe et les mouvements actuels qui le traversent, il n’est pas certain que l’IMA n’ait pas perdu sa position. Il importe donc qu’il diversifie son offre culturelle pour résister à la concurrence et mieux remplir ses missions. »

Le mot « concurrence » n’appartient pas au vocabulaire diplomatique de Mona Khazindar. « Pour renforcer les activités existantes et recréer celles qui ont existé naguère, il faut travailler avec d’autres institutions européennes comme avec les pays arabes, dit-elle. Je considère qu’il y a une grande complémentarité, en France, avec des organisations comme le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) de Marseille, l’Institut des cultures d’Islam ou la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI). » Véronique Rieffel confirme : « Nous discutons avec les autres établissements, l’IMA, la CNHI, pour faire les choses en bonne intelligence. » Saine confraternité qui n’empêche pas des approches et des moyens radicalement différents. Placé sous la tutelle du ministère français des Affaires étrangères, qui finance la moitié des 24 millions d’euros de budget, l’IMA est un instrument de la diplomatie française tout autant qu’un lieu d’expositions et de rencontres. « Nous vivons une période de transition dans les pays arabes, explique Khazindar. Notre mission en devient d’autant plus indispensable pour expliquer ce qui s’y passe. Nous devons nous tourner vers le contemporain et offrir une plateforme aux intellectuels. On a besoin de l’IMA plus comme une tribune que comme une vitrine qui montrerait le passé et les vieilles pierres. » La réflexion prend toute sa saveur quand on sait que l’une des plus populaires expositions de l’IMA (2 000 visiteurs par jour) fut consacrée… aux pharaons de l’Égypte antique.

Avec ses 800 000 euros de budget, l’ICI a de son côté fait le choix de l’enracinement local dans le quartier parisien de la Goutte d’Or, tout en se voulant lui aussi en prise avec l’actualité. « Nous représentons la France dans toute sa diversité, déclare Véronique Rieffel. Nous voulons favoriser un accès à la culture pour tous, mais avec des propositions de qualité et des éclairages multiples sur des phénomènes que l’on voit surtout à la télévision, et ce dans un lieu à taille humaine. Il y a une très grande proximité : tous les spectateurs peuvent parler avec les artistes. La culture n’est pas une consommation, c’est une rencontre. »

Quartier

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Installé dans un arrondissement populaire, l’ICI dispose d’un salon de thé dont la concession a été accordée à une entreprise locale, propose des visites du quartier, prend en compte les fêtes religieuses comme le ramadan et fait travailler des artistes de renom, à l’instar du photographe britannique Martin Parr, sur son environnement immédiat. « Nous essayons de faire de la médiation culturelle, affirme Rieffel. Il y a parfois du conflit, mais nous sommes dans un espace de confrontation où l’on recherche la discussion et le dialogue. » L’idée d’une meilleure intégration dans le paysage local fait d’ailleurs son chemin à l’IMA, de l’autre côté de la Seine. « Nous devons davantage attirer le jeune public, confie Mona Khazindar. Il faudrait par exemple revoir la programmation musicale, diminuer la proportion de musique classique et augmenter celle de hip-hop ou de techno… » Là n’est pas le seul défi qui attende l’IMA, dont la fréquentation annuelle stagne aujourd’hui autour de 350 000 visiteurs par an. « Le bâtiment de Jean Nouvel a vieilli, et nous n’avons pas les moyens de le rénover, confie Khazindar. Les moucharabiehs, symbole du dialogue entre l’art islamique et l’art moderne, ne fonctionnent plus : il est urgent de les restaurer ! Il faut aussi revoir la signalétique d’ensemble pour intégrer la langue arabe… » Si la rénovation de la bibliothèque a été rendue possible par une subvention du Koweït, l’argent manque. Notamment parce que les cotisations dues par les pays arabes ne sont pas systématiquement honorées.

« La situation est aberrante, la France paye sa part tandis que les pays arabes ne la payent pas. Tout simplement parce qu’ils ont été dégagés de cette obligation. Vers 1995, le président [de l’IMA, à l’époque, NDLR], Camille Cabana, a demandé à ceux qui étaient redevables de nombreuses annuités de les régler d’un coup et pour toujours. C’était une très mauvaise idée ! » confie une source interne qui ne souhaite pas être citée. Déjà, les folles dépenses d’Edgard Pisani, prédécesseur de Cabana, et sa médiation fort mal vue par les pays du Golfe en faveur de l’Irak de Saddam Hussein avaient largement contribué à plomber les finances de l’IMA. Quant aux successeurs de Cabana, à l’exception du diplomate Denis Bauchard, ils n’ont guère agi pour la gloire de l’institution. À 82 ans, Yves Guéna hérite du placard doré par la grâce de Jacques Chirac. En 2006, Dominique Baudis le remplace, mais, comme il est élu député européen (UMP) en 2009, il réforme les statuts pour pouvoir en garder la direction. Et s’il parvient à réduire la dette, on lui reproche néanmoins des notes de frais somptuaires et une certaine propension à faire travailler son épouse, Ysabel Saïah-Baudis, spécialiste d’Oum Kalsoum et de Schéhérazade… Quant à son successeur, le Marseillais Renaud Muselier (2011), il n’assura que quelques mois d’une présidence fantôme…

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Véronique Rieffel, 37 ans, directrice de l’ICI.

© Vincent Fournier pour J.A.

Aujourd’hui, l’Institut compte essentiellement sur les revenus de l’argent placé, des cours de langue, des recettes des expositions et du mécénat. Du coup, Mona Khazindar place beaucoup d’espoir en Jack Lang, nommé en janvier et qui, pour l’instant, n’a pas souhaité répondre aux questions de Jeune Afrique. « C’est un vrai changement, dit-elle. Jack Lang est un homme de culture, qui connaît le monde arabe et dispose d’une grande renommée auprès des intellectuels et des artistes. Il va pouvoir renforcer les liens avec le monde arabe. »

Du côté de l’ICI, les défis à venir sont bien différents : il s’agit de s’agrandir sans perdre son âme. Actuellement installé rue Léon, il disposera fin 2013 d’un nouveau bâtiment au 56, rue Stephenson, puis d’un autre, plus tard, rue Polonceau. Placé sous la tutelle de la direction des affaires culturelles de la ville de Paris, l’ICI évolue néanmoins dans « un contexte budgétaire contraint ». « Nous essayons d’être audacieux, de développer les ressources propres pour faire beaucoup avec peu », soutient Rieffel, évoquant notamment, outre la billetterie, les partenariats, les cours (langue, histoire de l’art), la location de salles ou le mécénat. Mais c’est peut-être son positionnement vis-à-vis de la religion musulmane qui, à l’avenir, soulèvera le plus d’interrogations.

Né notamment de la volonté du maire Daniel Vaillant de remédier à l’absence de lieu de culte et au problème de la prière dans la rue, l’ICI abritera en son sein deux espaces de 750 m2 financés par une association cultuelle, « et non par la mairie de Paris ». A priori, la mosquée Khalid-Ibn-al-Walid du recteur Mohamed Salah Hamza obtiendrait la gestion de celui situé rue Stephenson. Selon Véronique Rieffel, cette présence ne devrait pas influer sur la programmation de l’ICI. « Cela ne peut que favoriser les garants d’un islam éclairé, ouvert, s’intégrant dans la République, dit-elle. Nous sommes dans un quartier mélangé, où les habitants sont issus de toutes les confessions. Et, alors que les choses sont souvent très cloisonnées, l’ICI forme un espace laïc où chacun peut discuter, confronter son point de vue, sans communautarisme. Pour moi, c’est plus une richesse qu’une contrainte. Il n’y a qu’en France que l’on peut faire ça ! »

D’une éventuelle (auto)censure face aux susceptibilités religieuses il n’est donc point question. Mais, pour l’ICI comme pour l’IMA, est-ce une position tenable dans un contexte de forts replis identitaires ? Rive droite comme rive gauche, Rieffel et Khazindar y croient. « Les pays ne regardent pas les contenus des expositions, soutient cette dernière. Nous avons même fait des expositions sur les chrétiens d’Orient. On traite de tout, à l’IMA, mais il ne s’agit pas de provoquer. » Par le passé, l’Institut a néanmoins connu quelques problèmes avec une exposition consacrée aux caricaturistes arabes. Et plus récemment, une vidéo proposée par l’artiste marocain Mounir Fatmi (Sleep) montrant Salman Rushdie en train de dormir aurait été écartée de l’exposition « 25 ans de créativité arabe ». « Mounir Fatmi était représenté par une autre pièce, explique Khazindar. Dans une exposition collective, le parcours est en partie imposé par les autres artistes et il faut respecter une certaine cohérence. »

Funambules

Certes, mais dans les années qui viennent, l’IMA comme l’ICI – ainsi que leurs dirigeants – seront jugés en fonction de leur habileté à jouer les funambules entre la France, République laïque, ses minorités musulmanes et les différents pays arabes qui sont aussi, souvent, des partenaires commerciaux influents. Comment traiter de l’islam subsaharien dans un contexte de guerre au Mali ? se demandera bientôt Véronique Rieffel. Comment justifier d’éventuels mécénats du Qatar ou de l’Arabie saoudite sans occulter les tristes pratiques de ces monarchies en matières de droits de l’homme ? L’espace où se mouvoir est ténu, l’atmosphère y est tendue. Mais Véronique Rieffel pourrait sans doute dire elle aussi, comme Mona Khazindar : « Je n’ai pas peur des défis, du travail. Si j’ai les moyens de mener à bien ma mission, si je peux faire des choses bénéfiques pour l’institution, je resterai. Si je suis empêchée ou entravée, je préfère partir et me rendre utile ailleurs. » 

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