Tunisie : et la Constitution dans tout ça ?
L’interminable feuilleton du mercato ministériel a relégué au second plan la rédaction de la Loi fondamentale, qui n’en finit pas de traîner en longueur, ralentissant un peu plus le processus de transition démocratique en Tunisie.
Même le plus tempéré des élus d’Ennahdha est excédé. « Il aurait suffi de quinze jours pour qu’un comité d’experts et de constitutionnalistes produise une Constitution aboutie sur le plan juridique », lâche Samir Dilou, élu de la circonscription de Bizerte et ministre des Droits de l’homme et de la Justice transitionnelle. Il se démarque même de son propre parti en affirmant que « la prochaine Constitution du pays doit représenter tous les Tunisiens, pas seulement la majorité », et en se disant favorable à l’inscription des droits universels dans la loi fondamentale.
En quelques mots, cet avocat pointe des divergences sur des questions essentielles qui ne devraient pas faire débat, comme la garantie des droits de l’homme et des libertés publiques et privées. La mouture de la Constitution élaborée par les diverses commissions présente de telles lacunes que Yadh Ben Achour, professeur de droit constitutionnel et ancien président de la Haute Instance pour la défense et la réalisation des objectifs de la révolution, estime qu’« opter pour une Constituante a été une erreur qui a conduit le pays à une crise de confiance entre citoyens et gouvernants ». Les élus, eux, voient les choses autrement. « On peut dire que, pour l’ensemble de l’Assemblée, ce texte vise à permettre d’éviter le retour à la dictature, de rendre impossible le pouvoir personnel et de garantir les droits et les libertés », assure Habib Kheder, rapporteur de la Commission de rédaction de la Constitution, même s’il reconnaît qu’« un bon nombre de mentions méritent d’être améliorées, voire supprimées ».
L’actuelle mouture présente de graves lacunes en matière de garantie des libertés.
Contradictions
La rédaction de la Constitution fait donc du surplace, bien que les commissions revoient régulièrement leur copie. Au coeur des débats actuels, la nature du futur régime. Le groupe parlementaire d’Ennahdha, après avoir accepté un régime mixte choisi par la majorité, a tenté de faire adopter son projet de régime parlementaire, sans succès. Le modèle retenu in fine est un régime parlementaire avec un président de la République élu au suffrage universel et doté de larges prérogatives. Mais celles-ci sont de nature à empiéter sur celles du chef du gouvernement. « En fait, les constituants ont fait du sur-mesure, comme si les dirigeants en place allaient rester pour toujours. La répartition des pouvoirs a été déterminée par des enjeux de circonstance. Ce texte crée les conditions d’un blocage », explique l’éminent constitutionnaliste Kaïs Saïed.
Fondateur du réseau Doustourna (« notre Constitution »), Jawhar Ben Mbarek, qui avait proposé un projet de Constitution en 2011, relève « de nombreuses contradictions et aberrations aux chapitres III et IV sur les pouvoirs exécutif et législatif, qui pourraient conduire au blocage des institutions ». Les conditions d’une situation absurde sont réunies : le chef de l’État et le chef de l’exécutif présideraient le Conseil des ministres selon qu’ils seraient ou non concernés par l’ordre du jour. Cela implique des compromis au coup par coup en fonction des domaines de compétence de chacun.
Charia
Même le consensus qui semblait s’être dégagé autour de l’article premier est remis en question. Car, si celui-ci conserve son énoncé ambivalent de 1959 – « la religion de la Tunisie est l’islam » -, l’article 148 dispose qu’aucun amendement ne peut abroger l’islam comme religion d’État, ce qui contredit la nature civile de celui-ci et transforme la déclaration identitaire initiale en une tentative déguisée d’instaurer la charia. Pour les islamistes, la notion de religion d’État implique que les lois ne peuvent aller à l’encontre de la charia. La question est sensible, d’autant que la création d’un conseil islamique chargé de vérifier que les lois sont conformes aux préceptes de la religion risque de revenir au centre des débats, bien qu’elle ait été rejetée en première discussion. Dans le même ordre d’idées, l’article 4 dispose que les discours partisans sont interdits dans les lieux de culte. Mais avec un parti basé sur une idéologie religieuse au pouvoir, la question devient épineuse puisque c’est à l’État que revient le contrôle des mosquées. Pour Habib Kheder, « il n’y a aucune contradiction entre religion et État civil, principe affirmé avec la même force dans le projet de Constitution ». Mais Ghazi Gherairi, secrétaire général de l’Académie internationale de droit constitutionnel, estime que le caractère civil de l’État figurant au préambule « n’est pas une consécration mais un objectif. Or on ne peut pas affirmer être pour une République civile et dire que ce n’est qu’un objectif ».
La plupart des élus agissent et réagissent comme si leur existence politique dépendait du contenu de la Constitution.
D’autres aspects restrictifs ne laissent pas d’inquiéter. L’absence de référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme et aux conventions internationales ratifiées par l’État tunisien traduit, selon Yadh Ben Achour, le refus des islamistes de se prononcer sur la liberté de conscience, tandis que certains élus souhaitent interdire ou conditionner l’avortement au nom du droit à la vie, ce qui porterait atteinte aux acquis de la femme. L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme, appelant à constitutionnaliser les droits des Tunisiennes. Si l’avant-projet fait figurer les droits économiques et sociaux en bonne place, l’article 15 dispose que le respect des traités internationaux « est obligatoire tant qu’ils ne sont pas contraires aux dispositions de la présente Constitution ». Commentaire de Selim Ben Abdessalem, élu démocrate indépendant : « Le crédit de la Tunisie auprès des instances internationales et des bailleurs de fonds pourrait être entamé. » « Cet avant-projet est le fruit de travaux en commissions. Il n’y a pas encore d’orientation générale officielle adoptée en plénière par l’ensemble de l’ANC », se défend Habib Kheder.
Querelles de minaret
En constitutionnaliste aguerri, Kaïs Saïed met les points sur les i : « Le véritable caractère démocratique d’un régime ne réside pas dans la Constitution, mais dans l’acceptation par chacun de la cohabitation avec l’autre et dans l’intériorisation des valeurs. On ne bâtit pas un régime démocratique sans en accepter les valeurs. » Rédiger une loi fondamentale, c’est traduire les règles d’un vivre-ensemble en termes juridiques. Or la plupart des élus agissent et réagissent comme si leur existence politique dépendait du contenu de la Constitution. Malgré les consultations nationales autour du projet, les Tunisiens ne se sentent pas réellement concernés par ces querelles de minaret. Déçus par des débats affligeants et des comportements opportunistes, ils se désintéressent de plus en plus d’une Assemblée qu’ils ont pourtant élue. « Les constituants sont aux ordres de leurs partis, dans les faits ils renâclent à prendre en considération l’intérêt du pays, s’insurge un militant du Front populaire. L’Assemblée se dit souveraine, et elle l’est, mais in fine c’est le peuple qui est souverain. Or vouloir tout verrouiller autour d’une vision, c’est précisément porter atteinte au principe fondamental de la souveraineté du peuple. »
Une instance électorale sur mesure ?
Seules 130 candidatures pour siéger au conseil de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) ont été adressées à l’Assemblée nationale constituante (ANC). Ce cuisant échec était prévisible tant les critères de sélection étaient restrictifs. Les moins de 35 ans et les membres élus d’instances professionnelles ont ainsi été écartés, ce qui revient à rejeter d’emblée les candidatures de personnes compétentes et jette le discrédit sur l’indépendance de l’instance. Un soupçon renforcé par le nouveau cadre juridique adopté par l’ANC, qui restreint les prérogatives du président de l’Isie, dont la mission se résume à un suivi, et renforce celles du directeur exécutif, qui travaille directement avec le conseil. Le choix des trente-six membres du conseil, qui doit être validé par les trois quarts des constituants, pose aussi le problème de l’indépendance et de la transparence de l’instance. « En fait, il n’y a pas de vision à long terme dans la mise en place des structures. Tout est basé sur l’échiquier politique existant actuel », déclare Rafik Halouani, coordinateur général du réseau Mourakiboun (« observateurs »). Pour éviter toute équivoque sur les futures élections législatives et présidentielle, certains suggèrent de relancer l’ancienne structure de l’Isie, qui a fait ses preuves. F.D.
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