Djamila Sahraoui : « La violence de l’Algérie m’habite »

La réalisatrice algérienne Dajmila Sahraoui, a reçu le second prix du Fespaco 2013, le 2 mars, pour son film « Yema ». Quelques jours avant, elle accordait un entretien à Jeune Afrique. Rencontre.

Renaud de Rochebrune

Publié le 5 mars 2013 Lecture : 4 minutes.

JEUNE AFRIQUE : Cette année, presque tous les jurys du Fespaco sont présidés par des femmes. Trois films en compétition sont l’oeuvre de femmes. Qu’en pensez-vous ?

DJAMILA SAHRAOUI : Cela part sûrement d’une bonne intention de la part des organisateurs. Mais dans une semaine ce sera oublié. Et la situation sera la même qu’avant. Je n’aime pas les réactions volontaristes. Comme Cannes n’avait sélectionné aucune femme en 2012, la Mostra de Venise a fait ensuite un effort à cet égard et l’a dit presque ouvertement. Ce n’est pas très valorisant ! Les précédentes éditions du Fespaco n’ont jamais récompensé de femmes, et c’est pareil partout ailleurs, à de très rares exceptions près. Ce n’est pas étonnant puisqu’il y a très peu de femmes qui font du cinéma

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Y a-t-il une raison particulière à cela ?

En tant que réalisatrice, vous devez diriger de grosses équipes composées en majorité d’hommes. Ce n’est pas simple. On imagine encore mal une femme chef d’entreprise. Même les femmes ont encore trop souvent peur de jouer ce rôle.

Un film réalisé par une femme est-il spécifique, différent de ce qu’il serait s’il avait été tourné par un homme ?

Je me suis longtemps posé la question. Mais non, je ne pense pas qu’il y ait une différence. Tout dépend de la sensibilité du réalisateur, de l’individu, qu’il soit homme ou femme.

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Votre film Yema, rempli de violence, avec son héroïne si dure, ne paraît pas illustrer particulièrement la sensibilité féminine telle qu’on la définit le plus souvent…

En effet, Yema ne renvoie pas à ce qu’on dit être la sensibilité féminine. Mais j’ai fait ce film comme je ressentais les choses. La violence de l’Algérie m’habite, et elle apparaît dans mes films, selon des modalités qui ont d’ailleurs évolué avec le temps. Dans mon documentaire La Moitié du ciel d’Allah, en 1995, je l’évoquais avec rage. Ensuite, insatisfaite, j’ai voulu l’aborder autrement en passant à la fiction ; ce que j’ai fait dans Barakat ! Mais j’étais toujours insatisfaite, alors j’en suis venue à l’exprimer autrement avec Yema. La violence est toujours là, mais plus sobrement, je l’ai élaguée.

En tant que réalisatrice, vous devez diriger des équipes d’hommes. Ce n’est pas simple.

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L’héroïne vit cette violence intérieurement. Elle ne l’extériorise pas, ne passe pas à l’acte. Ce qui pourrait sembler, en l’occurrence, plus féminin que masculin…

Peut-être est-ce ainsi plus parce que c’est une mère que parce que c’est une femme. Traditionnellement, dans toutes les cultures, les femmes ne tiennent pas les armes. Si mon héroïne est violente, elle l’est autrement. Elle se blinde et refuse de donner à son deuxième fils l’amour qu’il lui demande. Comme elle voit des jeunes qui ne s’expriment que par les armes, elle veut les désarmer. Dans tous les sens du terme. Par exemple, comme dans cette scène où elle remplace l’arme du jeune combattant que son fils islamiste a placé auprès d’elle pour la surveiller par un bébé qu’elle met dans ses bras. Il est alors doublement désarmé.

Pourquoi avoir choisi d’interpréter vous-même ce personnage alors qu’a priori vous n’êtes pas actrice ?

Quinze jours avant le début du tournage, la comédienne algérienne que j’avais trouvée après plusieurs années de recherche a fait défection prétextant qu’il n’y avait pas assez de dialogues. Finalement, cette défection m’a rendu service. Car aucune comédienne n’aurait sans doute pu interpréter le rôle comme je le fais, moi qui suis d’origine paysanne. La femme à l’écran ne joue pas, mais elle déploie simplement une énergie. J’avais très peur que ce rôle soit surjoué, façon feuilleton télé ou de manière théâtrale. Or les grandes douleurs sont muettes, on doit les interpréter en étant là seulement, sans hurler et sans dialogues.

À travers l’histoire singulière de cette mère, est-ce l’histoire de l’Algérie que vous avez voulu évoquer ?

Tout à fait. Les violences de l’Algérie qui me travaillent depuis si longtemps sont là plus que jamais dans Yema. Celles, historiques, qui viennent tout de suite à l’esprit, mais aussi d’autres : la violence de l’enfermement des femmes, ou celle exercée contre les jeunes. Pour la guerre civile, elle apparaît à travers l’affrontement des deux frères. Leur mère, l’Algérie, est atroce avec eux. Elle les a élevés dans un climat de violence. Sans les aimer de la même manière. La mère, la vieille, reste vivante, alors que la jeunesse est morte. Voilà à quoi mène la violence ! À cette inversion monstrueuse du cours des choses.

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Propos recueillis par Renaud de Rochebrune

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