Italie : diabolique comédie

L’incroyable percée des démagogues plus ou moins farfelus – de Silvio Berlusconi à Beppe Grillo – lors des législatives des 24 et 25 février rend le pays ingouvernable. Phénomène européen ou spécialité locale ?

Silvio Berlusconi lors de son vote. © AFP

Silvio Berlusconi lors de son vote. © AFP

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Publié le 5 mars 2013 Lecture : 5 minutes.

Ils sont quatre. Quatre acteurs à se démener sur scène dans « Comment trouver un gouvernement », une farce à l’italienne pas très drôle. Pier Luigi Bersani, le chef du Parti démocrate (PD, centre gauche), qui fit ses premières armes au Parti communiste tout en vouant une grande admiration au pape Jean XXIII. Mario Monti, le président du Conseil sortant (centre droit), chouchou des milieux européens – il fut un membre éminent de la Commission de Bruxelles. Silvio Berlusconi, son prédécesseur, inénarrable leader du Peuple de la liberté (PDL, droite), qu’une cascade de scandales financiers et sexuels n’a pas empêché de resurgir de sa boîte, vieux diable poudré et gominé. Enfin, Beppe Grillo, un ex-comique au faciès de Vulcain, champion du populisme avec son Mouvement 5 étoiles, qui conseille aux politiciens de l’establishment d’aller « se faire foutre ».

Quelques jours après le scrutin des 24 et 25 février, nul ne savait qui allait diriger le pays. Bien qu’ils ne l’aient emporté que d’un cheveu sur la coalition conduite par Berlusconi (29,54 % des voix, contre 29,18 %), le PD et ses alliés se sont vu automatiquement attribuer 55 % des sièges à la Chambre des députés. Mais au Sénat, où la majorité se forme sur une base régionale, le PDL le distance. Les deux institutions disposant des mêmes prérogatives (investiture du gouvernement, vote des lois, etc.), cette discordance rend le pays ingouvernable. À moins d’une alliance.

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Quelle alliance ?

Celle de Bersani avec Monti eût été logique, mais la politique de rigueur menée par ce dernier ayant été désavouée par les urnes, il n’a recueilli que 10 % des voix. Insuffisant pour constituer une majorité. Celle de Bersani avec Berlusconi ne semblait guère enthousiasmer que le second, pressé de revenir au pouvoir pour échapper à la justice. Celle de Bersani avec un Grillo qui a atteint l’incroyable score de 25 % des suffrages paraît vouée à l’échec : le 28 février, fidèle à sa ligne du « tous pourris », l’histrion claironnait son refus de voter la confiance à un gouvernement quel qu’il soit. Tout juste acceptait-il que ses troupes – des bataillons d’internautes totalement novices en politique – approuvent les lois au cas par cas. Intenable, même à brève échéance.

Gabegie électorale, vote protestataire… L’Italie serait-elle à la dérive ? Cette poussée du parti des mécontents n’est pas sans équivalent en Europe. Elle traduit un rejet des gouvernements d’experts arrivés au pouvoir à la faveur de la crise, qui passent pour insoucieux des souffrances du peuple et inféodés aux marchés financiers. De quoi réjouir les mouvements « antisystème » – des Indignés espagnols aux manifestants grecs -, les leaders populistes comme les Français Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen, et les partisans d’un rétablissement du protectionnisme aux frontières, à l’instar d’Arnaud Montebourg, le ministre socialiste du Redressement productif. Ce vote inquiète en revanche les instances européennes et les tenants de la discipline budgétaire – la chancelière allemande Angela Merkel en tête -, pour qui le laxisme comptable et les promesses ultradémagogiques de Berlusconi et Grillo mettent à nouveau la zone euro en péril.

Replâtrages

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« Le vote protestataire existe aussi en France, mais la loi électorale italienne n’est pas conçue pour le digérer », précise Alberto Toscano, écrivain et journaliste italien installé à Paris. Malgré quelques replâtrages réduisant la part de la proportionnelle, l’architecture institutionnelle a peu évolué depuis 1945. En réalité, la société italienne est victime d’un malaise bien plus profond, plus ancien et qui lui est spécifique. Marquée par les années de dictature fasciste, la démocratie naissante de l’après-guerre avait multiplié les contre-pouvoirs et instauré un bicaméralisme égalitaire – source, on l’a vu, de paralysie.

Elle s’est aussi construite autour de partis politiques vivaces, fourmillant d’idées et de projets. Mais dès les années 1970, le face-à-face entre une Démocratie chrétienne (DC) longtemps au pouvoir et un Parti communiste figé dans l’opposition s’est révélé mortifère. Si cette distribution des rôles a contribué à la stabilité du système, elle a surtout abouti à l’immobilisme, les deux principales formations se montrant incapables de se réformer. Leur déclin électoral, entamé dès 1979, n’a pas profité au Parti socialiste italien (PSI), qui, comme la DC, a été éclaboussé par une série de scandales politico-financiers.

Les scandales des années 1990 provoquèrent la disparition des partis traditionnels. Vint alors Berlusconi…

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Les années 1992-1993 constituent un tournant. Elles ont révélé la puissance d’une Mafia qui, enrichie par le trafic international de la drogue, n’hésitait plus à assassiner politiciens, magistrats, policiers, journalistes et syndicalistes. L’enquête sur le meurtre de Salvo Lima, le chef de file de la DC sicilienne, qui servait de courroie de transmission entre Cosa Nostra et le monde politique, a révélé la collusion de la Pieuvre avec les plus hautes sphères de l’État. L’opération Mains propres engagée par le juge Antonio di Pietro a mis en cause des dizaines de fonctionnaires, de chefs d’entreprise, de dirigeants de la DC et du PSI, jusqu’à Bettino Craxi, le président du Conseil de l’époque. « La quantité d’argent brassée et le nombre des inculpés ont révélé aux Italiens stupéfaits que ce système s’était étendu partout et n’avait pas d’équivalent en Occident », souligne Mario Caciagli, professeur de sciences politiques à l’université de Florence.

Ces scandales en série ont abouti à la disparition pure et simple des formations qui dirigeaient le pays depuis l’après-guerre au profit de politiciens affairistes, dont Berlusconi est le parangon. Désenchantée, la société s’est fragmentée, divisée. Ce rejet d’un État centralisateur, gaspilleur et inefficace a donné naissance à de nouvelles formes d’expression politique : les ligues. Celles-ci revendiquent une plus grande autonomie régionale au nom de la défense d’un Nord qui prétend travailler et payer des impôts pour entretenir le Sud, ce parasite improductif. Jusqu’à ce que, frappées elles aussi par des scandales financiers, les ligues entrent en déclin, ressuscitant un Berlusconi que l’on croyait fini et faisant émerger un Beppe Grillo.

L’Italie serait-elle devenue « l’homme malade de l’Europe » ? « Cette campagne confirme la fragmentation interne de la politique italienne », reconnaît le sociologue Franco Ferrarotti. Qui relativise : « L’Italie n’est pas la Grèce ou le Portugal, elle est forte en raison de ses exportations. » Pour le philosophe Gianni Vattimo, la montée du sentiment antipolitique est « une maladie dont souffrent toutes les démocraties industrielles avancées », qui ont du mal à se plier « aux règles de bon fonctionnement de l’économie capitaliste et aux normes inventées par la bureaucratie bruxelloise pour imposer le respect de ces règles aux pays de l’Union européenne ». Pas vraiment rassurant si l’on considère que, lorsque l’Italie éternue, l’Europe s’enrhume !

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