Tamazight, darija, français ? Le Maroc est « lost in translation »

Officialisation de la langue tamazight, réhabilitation de la darija, place du français, la question linguistique fait plus que jamais débat dans le royaume.

À la terrasse d’un café de Rabat. © AFP

À la terrasse d’un café de Rabat. © AFP

Publié le 13 mars 2013 Lecture : 6 minutes.

« Ntmixaw f l’après-midi ? Wakha, telqani fé cybercafé ! » Comprenez : « On se voit [on se mixe] cet après-midi ? D’accord, tu me trouveras dans le cybercafé ! » Le langage quotidien des jeunes Marocains urbains s’apparente à un patchwork de langues : arabe et français bien sûr, mais aussi quelques emprunts à l’anglais, à l’espagnol, etc. Si l’on y ajoute le fait qu’une majorité de Marocains parlent ou comprennent le tamazight, que l’arabe local (darija) est lui-même très syncrétique, la tour de Babel marocaine prend forme. Longtemps niée dans le discours, l’enseignement et les institutions, la diversité linguistique est d’abord un fait social. Cette réalité a d’ailleurs produit un concept intéressant : le tamaghribit. Ce néologisme forgé par mimétisme avec la langue amazigh désigne la part irréductible de l’identité marocaine.

Il convient de reconnaître – ce que font de nombreux spécialistes et profanes – que le plurilinguisme des Marocains crée aussi d’innombrables freins à la cohésion sociale, à l’apprentissage scolaire et à l’insertion professionnelle. Depuis l’arrivée au pouvoir des islamistes, la question est de nouveau politique : généraliser et approfondir l’arabisation, lancée dès l’indépendance ? Donner corps à l’officialisation de la langue amazigh, reconnue par la Constitution de 2011 ? Maintenir ou bannir le français, langue des affaires et de l’élite, de la sphère publique ? Renforcer l’ouverture aux autres langues étrangères, anglais et espagnol en tête ? « Le choix du gouvernement actuel va dans un sens plus simple, peut-être plus efficace, suggère l’écrivain Omar Saghi. Dire que l’arabisation est un simple motif populiste, c’est négliger une réalité : la participation politique passe par la promotion de la langue majoritaire. C’est bête, mais c’est juste. »

la suite après cette publicité

Héritage

Sans préjuger des réponses qu’apportera le débat public à ces questions, on peut bien sûr expliquer la situation linguistique par l’Histoire. Celle d’une nation berbère découvrant l’arabe avec l’arrivée, à la fin du VIIe siècle, des conquérants orientaux sous la houlette de Moussa Ibn Nusayr. Plus encore que dans les autres pays du Maghreb, la culture et la langue amazighs sont restées vivaces au Maroc. De larges portions du territoire sont encore aujourd’hui considérées comme un pays berbère : la division classique distingue le pays du tarifit (Nord), celui du tachelhit (Centre) et celui du tamazight (Sud, Souss, Anti-Atlas), qui offrent autant de variantes de la langue berbère. Par ailleurs, depuis le XVe siècle, les dynasties marocaines arabo-berbères ont aussi subi les influences européennes, notamment des royaumes du Portugal et d’Espagne. Avant même le protectorat français (1912-1956), les vocabulaires arabe et amazigh se sont enrichis d’apports étrangers, et l’on retrouve ce syncrétisme dans la vigueur de la darija actuelle.

La question scolaire est cruciale, parce qu’elle perpétue de profonds clivages linguistiques.

Dans la période contemporaine, le plus grand changement tient à la politique d’arabisation menée avec vigueur par les gouvernements successifs, sous l’impulsion décisive de l’Istiqlal, grand parti nationaliste. Paradoxe de cette politique, l’arabisation de l’enseignement est allée de pair avec un analphabétisme important. Au Maroc, pour résumer, l’échec de la scolarisation de masse a laissé survivre dans l’espace privé les langues maternelles : darija, langues amazighs. Pour ce qui est de l’école, cette politique de la segmentation a une illustration : alors que l’enseignement public est arabophone jusqu’au baccalauréat, avec le français comme LV1 mais avec un volume horaire et une qualité laissant à désirer, presque tout l’enseignement supérieur est franco­phone, à l’exception des lettres arabes, de la théologie et d’une partie du droit.

Clivages

la suite après cette publicité

Cette hypocrisie dure depuis des décennies, et, à mesure que le niveau du français baisse dans l’enseignement public, la marche est encore plus haute pour les bacheliers qui se déversent par dizaines de milliers sur les bancs de l’université chaque année. Les parents ont intégré les déficiences du système et cherchent par tous les moyens à faire emprunter la voie express à leurs rejetons. La pression est tellement forte pour inscrire les enfants dans l’une des écoles de la mission française (qui gère dans le royaume son réseau le plus dense dans le monde) que des crèches ont ouvert des prépas avant l’entrée en maternelle. La demande entretient, en outre, un secteur privé grandissant. La question scolaire est cruciale, parce qu’elle perpétue de profonds clivages linguistiques. « Ma génération a malheureusement intériorisé le fait que l’école publique est un mouroir. Je n’imagine pas un instant d’y inscrire ma fille, alors que j’y ai accompli toute ma scolarité jusqu’à la maîtrise », avoue Driss, trentenaire et cadre dans la communication, qui souhaite que sa fille intègre l’une des missions étrangères, réputées pour leur qualité.

Si le français n’est pas langue officielle (l’arabe et, depuis 2011, la langue amazigh le sont), il reste celle des affaires, de la publicité, d’une partie des médias. Même dans l’administration, le français est très usité en dépit du rappel à l’ordre adressé par le Premier ministre de l’alternance, Abderrahmane Youssoufi (1998-2002). Bref, le français reste la langue du pouvoir. D’ailleurs, quand le gouvernement islamiste a souhaité réécrire les cahiers des charges des deux chaînes de télévision publiques, la levée de boucliers a réellement été déclenchée par le projet de changer l’horaire du journal télévisé (JT) en langue française. Aujourd’hui encore, ce JT est diffusé en prime time. Pour toutes les raisons précitées, la langue de Molière reste celle de l’expertise, ce qui froisse le sentiment d’appartenance au monde arabe de larges franges de l’opinion.

Intellectuels, artistes et hommes de médias, les partisans de la darija réclament la revalorisation de celle-ci.

la suite après cette publicité

Diglossie

Le problème ne se pose pas seulement en termes postcoloniaux. Depuis peu, le débat public s’est enrichi d’une nouvelle revendication linguistique. Intellectuels, artistes et hommes de médias, les partisans de la darija réclament la revalorisation de celle-ci. Prenant acte du fait que l’arabe classique, celui du discours politique, des journaux, n’est pas pratiqué dans la vie courante, ils défendent l’arabe pratiqué quotidiennement et qui serait, à les en croire, la véritable langue maternelle des Marocains. Si l’on excepte les berbérophones, l’assertion est vraie, mais les conclusions qu’en tirent les partisans de l’arabe marocain sont considérables. En posant la question de la diglossie, c’est-à-dire de la coexistence de deux registres d’une même langue, un registre haut (l’arabe classique) et un autre bas (l’arabe dialectal), ils entendent revaloriser la darija pour en faire un levier d’alphabétisation et de scolarisation.

En juin 2010, un important colloque international s’est tenu à la faculté de médecine de Casablanca. Sobrement intitulé « La langue, les langues », il proposait de croiser les expériences internationales sur la diversité linguistique, les choix éducatifs et politiques. Principale revendication issue de ce rassemblement : la codification d’un arabe marocain dit standard, afin de l’introduire dans l’enseignement dès le préscolaire, puis dans le primaire. Les défenseurs de la darija pointent le fait que le bricolage actuel est fécond. Les formes artistiques orales (poésie, théâtre, musique) recourent depuis longtemps à la darija. Et les nouvelles technologies semblent avoir déjà sauté le pas de la transcription de cette langue en caractères arabes ou latins, voire en chiffres avec des conventions adoptées par l’usage : 7 pour le « h » aspiré, 3 pour le ‘ayn, 9 pour le qaf, etc. Le sujet apparaît ainsi dans sa dimension identitaire. Poursuivant le mythe d’une insularité plus que douteuse, l’hypothèse darijiste sonne comme une fin de non-recevoir à la face du reste du monde arabe. Des Marocains schizophrènes ou isolés ? Une aporie. 

Priorité royale

Langue officielle depuis 2011, le tamazight progresse au Maroc grâce à un réseau impressionnant d’ONG et de militants culturels, et au travail scientifique et institutionnel de l’Institut royal de la culture amazigh (Ircam, créé en 2001). Aujourd’hui, l’enjeu est la loi organique qui doit traduire dans les faits l’officialisation de cette langue. Les ONG mobilisent, comme elles l’ont montré récemment après des déclarations du chef du gouvernement Abdelilah Benkirane (« les Amazighs sont des gens simples, qui passent leur temps à chanter et à danser »). Sur le fond, Meryam Demnati, chercheuse à l’Ircam, rappelle les objectifs : « Il n’est pas question de reculer sur quatre points : standardisation de la langue, graphie tifinagh, généralisation et obligation de l’enseignement. » Quoi qu’en pense le gouvernement, dominé par deux partis chantres de l’arabité, la loi organique est une priorité royale. Y.A.A.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

La rédaction vous recommande

Contenus partenaires