Arts plastiques – Être « queer » dans le monde arabe

Jusqu’au 19 février, l’Institut du monde arabe accueille l’exposition « Habibi, les révolutions de l’amour ». Vingt-trois artistes y parlent de corps, de sexualité et d’identité multiples.

Affiche de l’exposition « Habibi, les révolutions de l’amour », à l’Institut du monde arabe, à Paris. © IMA

Publié le 1 octobre 2022 Lecture : 4 minutes.

Est-on vraiment libre d’être, d’aimer et de se montrer sans danger ? Où que l’on se trouve dans le monde, il est souvent difficile de répondre par l’affirmative. Et peut-être est-ce encore plus difficile lorsque l’on vit dans un pays arabo-musulman. Pourtant, un changement est en cours, comme en témoigne l’exposition « Habibi, les révolutions de l’amour » (27 septembre 2022-19 février 2023), organisée à l’Institut du monde arabe (IMA), à Paris.

Vingt-trois artistes venus du monde arabo-musulman (y compris d’Afghanistan et d’Iran) et des diasporas se sont emparés du sujet queer et font entendre leur voix. Certains s’inscrivent dans cette communauté, d’autres se définissent comme étant alliés à sa cause. Tous se réunissent en un mouvement émancipateur, où il est question de sexualité et d’identités plurielles, de frontières qui s’effacent, le temps d’un show, d’une photo ou d’une vie.

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« Notre objectif était d’aborder la question des libertés individuelles, celle de la représentation des corps, de la possibilité d’être qui on veut quand on le souhaite », commente Élodie Bouffard, la commissaire de l’exposition, à mesure que la pénombre des salles laisse place aux œuvres. Coup de projecteur sur trois artistes qui se délivrent du « genre ».

Mohamad Abdouni, Treat Me Like Your Mother

On est vite happé par les images du photographe et réalisateur libanais Mohamad Abdouni. Un même visage revient. Celui de la trans Em Abed, représentée à divers moments de sa vie, au fil d’une collection de clichés déterrés de sa jeunesse, pris par des inconnus, dans un bus, lors d’une fête… Parfois Em Abed est vêtue d’un jean et d’un T-shirt, sans maquillage. D’autres fois, elle porte une robe french cancan et du rouge à lèvres.

« Figure du monde trans, Em Abed est l’une des premières à avoir osé se vêtir en femme pour se balader dans le Beyrouth des années 1990 », raconte Élodie Bouffard. Mais l’histoire du pays ne l’a pas retenue. Comme beaucoup de membres de cette communauté, elle a été ensevelie dans l’oubli… avant que Mohamad Abdouni ne décide de réhabiliter sa mémoire et celle de ces pionnières du genre, dans le quatrième numéro de son magazine Cold Cuts, consacré à la valorisation des cultures queer. C’est un extrait de ce travail qui est présenté ici.

Pour donner vie à sa série, intitulée « Treat Me Like Your Mother », Abdouni a collaboré avec Helem, une association de défense des droits des queer, et avec la Fondation arabe pour l’image. Entre images d’archives et portraits qu’il a réalisés en studio, le photographe raconte l’histoire de dix femmes trans : leur enfance, leurs traumatismes durant la guerre du Liban, leur métier, leur famille, leurs joies…

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« Mohamad Abdouni fait un archivage militant, pour fonder l’histoire de la communauté queer libanaise, pour faire des trajectoires de ces femmes les étapes d’une fresque historique, pour empêcher qu’elles ne soient oubliées », explique la commissaire d’exposition. Le titre du projet laisse aisément imaginer l’intention de l’artiste : que chacun respecte ces femmes et leurs vies comme on respecte sa propre mère. Après avoir été des étoiles du Beyrouth de la fin du XXe siècle, ces trans sont pour la plupart tombées dans la précarité. Abdouni leur redonne une place, celle d’œuvres d’art.

Les hashtags militants de Khookha McQueer

Hashtag « drag », « feminist », « non binary ». À quelques mètres des œuvres d’Abdouni, Khookha McQueer prend le relais, avec des tirages de ses publications Instagram et des symboles dièse en police 30 en guise de légende.

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Tantôt vêtue d’un corset, tantôt parée de longs cheveux bleus assortis à sa barbe, tantôt nue sous une parure de bijoux, la performeuse tunisienne navigue elle aussi entre les terres du genre. Elle le fait depuis son pays, la Tunisie, où la communauté LGBTQ est marginalisée, maltraitée.

« Elle fait partie de ces artistes qui utilisent le numérique pour dématérialiser le rapport physique et politique à l’espace, de ceux qui créent un autre espace de rencontre », souligne Élodie Bouffard. Au-delà des lois nationales, les réseaux sociaux offrent aux artistes un espace d’expression plus large, un lieu d’archivage de la mémoire, un monde parallèle. « Khookha McQueer est un personnage iconique de la scène queer arabe. Très réputée au Maghreb et au-delà, elle a même travaillé à l’élaboration d’un dictionnaire du langage queer en langue arabe », rappelle la commissaire d’exposition.

Œuvres de Chaza Charafeddine, à l'exposition "Habibi, les révolutions de l'amour", à l'IMA, à Paris, le 23 septembre 2022. © Christophe Archambault/AFP

Œuvres de Chaza Charafeddine, à l'exposition "Habibi, les révolutions de l'amour", à l'IMA, à Paris, le 23 septembre 2022. © Christophe Archambault/AFP

Chaza Charafeddine, transidentités mythologiques

« La plupart des artistes exposés font partie de la nouvelle garde et ont autour de 30 ans », poursuit Élodie Bouffard, qui s’arrête devant le triptyque d’anges atypiques signé Chaza Charafeddine. « Elle fait partie des “anciens” à travailler sur ces thèmes », rebondit-elle. Pour l’IMA, impossible de traiter la question du genre sans convier cette artiste libanaise, pionnière en la matière.

« Les trois tableaux exposés ici sont extraits d’un solo show qui a largement précédé « Habibi », puisqu’il date de 2011. Il a été suggéré à l’artiste par le célèbre galeriste Saleh Barakat. Sa série, nettement plus large, a été d’abord été exposée à Beyrouth », raconte Élodie Bouffard.

Au début des années 2000, la scène alternative libanaise est riche, mais trop peu visible. On propose à Charafeddine de réaliser un projet commun avec les performeurs underground. La série, « Divine Comedy », critique les oublis et les négations historiques du monde musulman, en dévoilant au grand public des portraits de la communauté d’artistes transgenres et drag sous forme de figures mythologiques. « Pour illustrer son propos, y a-t-il meilleur choix que ses trois anges ? » sourit Elodie Bouffard en observant les clichés, dont l’un représente une femme ailée sobrement parée d’un bijou.

Si les corps, les sexualités et les transitions restent minoritaires sur la scène publique du monde arabe, elles ne peuvent plus être niées. « Habibi, les révolutions de l’amour » raconte la montée en puissance du militantisme LGBTQIA+ dans les pays arabophones, qui gagne du terrain depuis 2011. Aux conservatismes s’oppose désormais une pluralité d’identités, qui osent revendiquer leur existence sur le champ de bataille artistique.

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