Basma Khalfaoui, une icône tunisienne est née

Par sa mesure, sa dignité et sa détermination, l’ex-épouse de Chokri Belaïd, assassiné le 6 février, a ému les Tunisiens et forcé leur respect. Portrait d’une militante décidée à poursuivre le combat pour les libertés.

Lors d’une manifestation appelant à la démission du gouvernement, le 11 février. © Reuters

Lors d’une manifestation appelant à la démission du gouvernement, le 11 février. © Reuters

Publié le 5 mars 2013 Lecture : 6 minutes.

« Je n’aime pas me mettre en avant », murmure-t-elle, mais face aux caméras, elle se redresse, chasse aussitôt son appréhension, et prend la parole avec détermination. Digne et mesurée, elle a ému les Tunisiens et forcé leur respect. Elle n’est pas timide mais elle apprécie la discrétion, au point d’en avoir fait une règle de vie. Longtemps, peu de personnes avaient fait le lien entre celle qui se présentait comme Basma Khalfaoui, son nom de jeune fille, et Chokri Belaïd. Ils étaient pourtant mari et femme depuis dix ans et vivaient sous le même toit alors qu’ils avaient divorcé en novembre 2012. Jusqu’à ce tragique 6 février 2013 quand, à 8 h 10, le leader charismatique du Mouvement des patriotes démocrates unifiés (El-Watad) est abattu au pied de leur immeuble par deux jeunes inconnus. Le premier assassinat politique de la Tunisie postrévolutionnaire allait faire sortir Basma de l’anonymat.

« Je n’ai pas réfléchi un seul instant, j’ai agi comme l’aurait voulu Chokri. La situation du pays était si critique que je n’avais pas le choix », assure celle qui, les vêtements encore tachés de sang, s’est surprise à réconforter ceux qui étaient accourus pour la soutenir. « J’ai tout le temps pour le chagrin, toute une vie », confie cette originaire du Kef (Nord-Ouest) qui aurait pu endosser le rôle convenu de la veuve éplorée à qui personne n’aurait reproché les larmes ou les cris, mais elle a choisi de rester debout, comme toujours. Manteau lilas, écharpe verte, la tête basse auréolée d’une crinière poivre et sel mais levant haut le V de la victoire dessiné par ses doigts, elle a traversé tout Tunis au côté de la dépouille de son ancien compagnon. En silence et sans une larme, sur l’avenue Bourguiba, elle s’est avancée seule et digne en tête du cortège pour que la foule libère le passage. On la croyait tétanisée par la douleur, sur le point de s’écrouler d’un instant à l’autre mais elle n’a pas craqué. Elle était juste plus pâle, les yeux un peu plus cernés, mais toujours aussi déterminée. Quand des hommes sanglotent et s’effondrent, elle leur répète doucement et inlassablement : « On doit continuer. Que le sang de Chokri serve à retrouver le pays dont on rêve. »

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"Tunisiens, vous êtes beaux !"

Les conseils que cette femme de conviction prodiguait à son compagnon éclairent désormais sa route : « Avance, ne flanche pas et ne trahis pas tes amis. » Héroïne d’une tragédie moderne, elle est aussi la vestale qui entretient le feu sacré, résolue à poursuivre les combats de Chokri et à perpétuer son souvenir. « Il défendait des fondamentaux : la liberté, la justice, la dignité, la démocratie. Sa mort ne doit pas tuer l’espoir de voir ces valeurs triompher. Il ne faut pas qu’un iota de ce qu’il a accompli soit détruit », souhaite cette avocate de 42 ans. Le jour des obsèques du leader de gauche, elle appelle les femmes à enfreindre une tradition sans fondement et à rejoindre le cortège funèbre. Du haut du véhicule funéraire, elle lance : « Tunisiens, vous êtes beaux ! » avant d’entonner l’hymne national. À cet instant-là, toutes les Tunisiennes sont des Basma Khalfaoui. Laquelle avait fait sienne leur cause depuis près de vingt ans.

Basma a été de tous les combats pour défendre les droits des femmes et l’égalité des chances, même au plus fort de la répression de Ben Ali.

Membre de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), qu’elle a rejointe en 1995, Basma a été de tous les combats pour défendre les droits des femmes et l’égalité des chances, même au plus fort de la répression de Ben Ali. Si elle craignait pour son mari, qui était également son confrère, à aucun moment elle n’a pensé aux dangers qu’elle-même encourait en tant que militante d’une association qui dérangeait le pouvoir. « Ce sont toujours les femmes qui paient », assure-t-elle à la veuve de Lotfi Ezzar – un policier tué lors des affrontements qui ont suivi le meurtre de Chokri Belaïd -, à laquelle elle a tenu, dans un geste qui a marqué les esprits, à apporter son soutien et un témoignage de compassion. « J’ai tellement reçu que je dois rendre. »

Ascenseur social

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Quand on évoque sa force et sa détermination, elle a un petit sourire. « Demandez un peu à mes camarades d’université, ils en savent quelque chose ! » De fait, elle fut très active au sein de l’Union générale des étudiants de Tunisie (Uget) à la faculté de droit de Tunis, dans les années 1990. « Elle est surtout fidèle à ses convictions et a un sens aigu de l’amitié », assure l’un de ses condisciples. La cadette d’une famille modeste des faubourgs de la médina avait été imprégnée, comme toutes les femmes de sa génération, par les valeurs d’indépendance et de liberté promues par le code du statut personnel. Avec de solides études pour viatique et un diplôme d’études approfondies (DEA) en droit public, comme son mari, elle a mis à profit le système éducatif pour prendre l’ascenseur social.

À la faculté, elle défend des idées de gauche. Chokri était déjà une figure politique connue et fédératrice, alors qu’elle venait à peine d’achever ses études secondaires au lycée de la rue du Pacha. Elle avoue avoir admiré le militant avant de connaître l’homme. Leur rencontre, en 1999, par le biais d’amis communs, achèvera de la gagner au panarabisme et à l’anti-impérialisme. Mais leur histoire est d’abord celle d’un amour. « On s’est aimés très vite et très fort », confie celle qui a appris à « relativiser les choses » à travers les débats et les problématiques soulevées par l’ATFD. Les femmes sont toujours la principale préoccupation de cette mère de deux filles, Nayrouz, 8 ans, et Nada, 4 ans, qu’elle appelle « les filles » dans un pluriel affectueux mais aussi protecteur. Orpheline – elle a perdu son père très jeune -, Basma mesure les responsabilités qui désormais lui incombent, mais elle n’a pas peur. Elle ne connaît pas ce sentiment qu’elle avait réussi à dompter sous Ben Ali. Mais face à la violence politique qui a coûté la vie à Chokri, elle s’inquiète pour sa sécurité et celle de ses enfants.

Dans un geste fort, elle est allée réconforter la veuve d’un policier tué le même jour que son époux.

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Combattante

Aujourd’hui, elle est un double emblème : Basma Khalfaoui la combattante et Basma Belaïd la mémoire du martyr. Pourtant, ce n’est qu’en novembre 2012 qu’elle a rejoint El-Watad, où elle dirige une commission dédiée à la cause des femmes. Celle qui affectionne le chant oriental – et dont les interprétations d’Oum Kalsoum, de Mohamed Abdelwahab, de Cheikh Imam ou de Saliha sont, aux dires de ses amis, mémorables – est devenue une femme politique. « J’espère avoir suffisamment de vigueur pour poursuivre l’oeuvre de Chokri. Je continuerai de me battre pour que les forces démocratiques et progressistes s’unissent. Je ne ménagerai pas ma peine pour défendre ce pays qui m’est cher. »

Pacifique et pleine de compassion, Basma n’en est pas dupe pour autant. Ainsi n’a-t-elle pas souhaité que les dirigeants de la troïka au pouvoir assistent aux funérailles. Elle leur reproche de ne pas avoir suffisamment dénoncé la violence politique, accusant même les islamistes d’Ennahdha d’avoir minimisé, voire couvert les appels au meurtre et les agressions dont Chokri était l’objet. « On n’en parlait pas, mais je savais qu’il était exposé », confie-t-elle. Si sa vie a basculé le 6 février, elle refuse que les quatre coups de feu qui ont emporté un compagnon cher signent l’arrêt de mort des idéaux qu’il incarnait. « Le rire des gens me manque, je voudrais que les Tunisiens retrouvent le sourire et leur unité. Je rêve d’un pays libre, débarrassé de la peur », espère celle dont Chokri disait « quand je l’ai rencontrée, j’ai cessé d’écrire de la poésie tant elle me comblait ». 

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