Joumana Haddad : « Dieu ? Une absurdité ! »
Dans une écriture souvent violente, parfois sensuelle, l’auteure libanaise dissèque le machisme des sociétés arabes et s’attaque aux religions, instruments de domination aux mains des hommes.
Il y a trois ans, Joumana Haddad a tué Shéhérazade. Sous une pluie de textes acérés, trempés dans une rage de liberté « anathémisée » par l’ordre machiste arabe, elle a voulu exterminer ce modèle encensé de l’Orientale rusée, qui a contribué à persuader les femmes arabes que « pour réussir dans la vie, il faut satisfaire l’homme ». Aujourd’hui, à 42 ans, l’auteure libanaise étend sur la table de dissection un autre héros mythique, Superman, vu comme l’archétype du machiste dont elle a voulu scruter les dynamiques bodybuildées dans ses rouages les plus intimes. Le diagnostic est sans appel : ce pseudo-héros gominé et faussement infaillible est arabe. « Sa bienveillance cache son égoïsme, la protection qu’il vous accorde vous asphyxie, son amour n’est que désir de posséder, sa force n’est que volonté de pouvoir. »
Sous-titrée « De Dieu, du mariage, des machos et autres désastreuses inventions », cette anatomie d’une contrefaçon emprunte les formes de la poésie ou de la prose, les accents de la dérision ou de la gravité, la force de la diatribe ou l’acidité de l’ironie : un patchwork de textes cousus à la kryptonite postféministe. Éducation, sociétés, traditions et surtout religions : l’auteure s’insurge contre tout ce qui a fait des relations entre hommes et femmes un rapport de force à sens unique. Son idéal ? Clark Kent, l’antihéros, le timide, l’homme normal qui ne cache pas ses faiblesses.
Superman est arabe : un essai dont Joumana Haddad revendique l’égocentrisme et dont l’écriture souvent violente, parfois sensuelle, flirte avec le blasphème et le sadomasochisme. Rien d’étonnant, La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch et Justine ou les Malheurs de la vertu de Sade trônent à son chevet depuis l’adolescence. Elle les lisait cachés dans des missels, pendant la messe dominicale. Superman est arabe : un livre déconseillé aux tartufes et autres matamores cramponnés à l’ordre machiste du monde. Un manuel de bon sens à recommander dans les écoles de garçons ?
Jeune Afrique : Votre livre, Superman est arabe, provoque les hommes, leur curiosité ou leur colère, leur rire ou leurs grincements de dents. Était-ce votre intention ?
Joumana Haddad : Ce livre s’adressait en premier lieu à moi. L’écrire était une façon de concrétiser mes idées et finalement de me découvrir. Au-delà des apparentes provocations, c’est en fait moi-même que je voulais défier pour voir jusqu’où je peux repousser mes limites. Et comme la provocation est un dégât collatéral, mon lecteur collatéral est bien sûr l’homme, que j’aimerais réveiller de certains états de léthargie néfaste. C’est une douche froide que je me suis imposée pour l’imposer ensuite à ceux qui veulent me lire. Il y a un chapitre où je parle de la première fois où j’ai entendu le poème d’Eluard Liberté : ça a été pour moi un réveil, un tremblement de terre, et j’aspire à donner à mes lecteurs cette secousse que j’ai reçue à travers mes différentes lectures.
Vous citez souvent le marquis de Sade, qui ne passe pas pour le plus féministe…
Le premier livre que j’ai lu de lui, Justine ou les Malheurs de la vertu, m’a beaucoup marquée. Je ne me suis jamais retrouvée dans les personnages de Sade, mais il est injuste de prendre Sade au pied de la lettre. Je l’aime pour ce qu’a provoqué en moi cette liberté d’écriture, cette insistance à repousser les limites, à aller jusqu’au bout. Sa lecture a été une révélation et une révolution pour une petite fille comme moi, entourée de refus, d’interdits, de tabous. Il m’a donné ma première leçon d’émancipation du langage et de la pensée.
Êtes-vous de celles qui voudraient que les droits de l’homme deviennent par exemple les droits du genre humain ?
Pas du tout. Je n’ai jamais été dans l’idéologie. Je ne veux surtout pas contester les victoires du féminisme de la deuxième vague sans lesquelles la femme que je suis n’aurait pas existé. Mais il y a une certaine idéologie féministe qui a aliéné les hommes en voulant opposer au patriarcat ambiant une forme de matriarcat : je n’y adhère pas. Les idéologies peuvent vite se transformer en dictature. Et je suis pour les différences, j’aime la polarisation masculine et féminine, je la respecte, elle est intéressante. Pour moi, c’est dans la complicité que peut s’accomplir la lutte pour les droits de la femme, et je voudrais que l’homme s’engage à part entière pour éveiller la conscience des femmes à leur propre patriarcat, c’est-à-dire à toutes ces valeurs machistes qu’elles véhiculent, consciemment ou inconsciemment.
Y a-t-il une égalité possible ou le rapport de force est inévitable ?
Il y aura toujours, je pense, un jeu d’équilibriste entre domination et soumission, mais il doit être partagé : dans une même relation, on peut être parfois dominant, parfois dominé. Les rôles doivent pouvoir s’inverser sans rester statiques. Il faut qu’il y ait un jeu à égalité de règles. Chacun a ses instants de faiblesse, de doute, des moments où on a besoin de l’autre et inversement. Je crois à cette dynamique qui est d’ailleurs la plus naturelle.
Un certain féminisme a aliéné les hommes en opposant au patriarcat une forme de matriarcat.
Vous criez beaucoup à la face de Dieu…
Ce livre est aussi une profession d’athéisme qui veut avant tout gifler tout ce qui pousse à s’attacher à cette figure absurde à laquelle des millions, des milliards de gens s’attachent et croient. J’ai été agnostique avant d’être athée, j’ai fait un long voyage à travers le questionnement, la contestation, le défi de ce Dieu dont je ne savais pas s’il était là ou pas. Pour moi, les religions, notamment les trois monothéismes, ont été inventées par des hommes pour asseoir leur pouvoir et contrôler les peuples. Elles sont faites par les hommes, contre les femmes et pour les hommes.
Un lien de parenté entre Dieu et Superman ?
C’est le Superman par excellence qu’on a inventé là ! Il est omnipotent, omniscient, il peut tout voir, il nous surveille : il est pire que le super-héros des BD ! Il est absolument insupportable, et accepter cette présence c’est déjà se livrer à une vision très machiste du monde. Je dénonce les monothéismes comme des instruments de la vision patriarcale qui se perpétue jusqu’à nos jours.
Vous dénoncez aussi les femmes complices de l’ordre machiste…
Il y a tout un lavage de cerveau et un conditionnement imposé, pas uniquement dans le monde arabe, qui place souvent la femme dans une position limitée. Elle joue à la Barbie, elle nourrit le bébé et ne rêve que de Ken, alors que Ken, lui, fait la guerre et s’occupe de politique ! Beaucoup de mères agissent ainsi inconsciemment, par réflexe. Or on ne peut combattre le réflexe que par la réflexion, la prise de conscience : dire, répéter, toujours chercher à planter ce point d’interrogation. Pourquoi dois-je désirer un fils quand je suis enceinte ? Pourquoi dois-je inculquer à ma fille de rester vierge jusqu’au mariage ? Etc. Évidemment, en Occident, il y a d’autres façons de produire ce conditionnement, mais finalement le résultat est le même : la survie de toute cette vision patriarcale.
"Ni pute ni soumise" : que vous inspire ce slogan sorti des banlieues françaises ?
Je l’aime beaucoup. À chaque fois que je critique le port de la burqa, on m’accuse d’être une « occidentalisée » qui prône le déballage des fesses et des seins des femmes. Mais je défends justement une troisième voie, celle de la dignité. L’alternative ne se réduit pas à la femme accessoire qui se surexhibe et à la femme complètement invisible sous son voile.
Vous espérez l’avènement d’un "nouveau type de femmes et d’hommes" ; qui sont-ils ?
Des anti-Shéhérazade et des Clark Kent ! Des femmes qui ne sont plus dans la négociation et le compromis, mais qui sont convaincues de leur force, qui croient en elles et considèrent que les droits des femmes leur sont dus et qu’ils ne sont pas l’objet d’une indulgence ou d’une prière exaucée. Et des hommes qui se sentent le droit de montrer leur côté faible et ne sont pas mal dans leur peau parce qu’ils se sentent vulnérables. Je plaide pour un nouveau type d’hommes, qui acceptent leur nature humaine et mettent un terme à cette illusion d’être des super-héros.
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