Libye : confidences de Kadhafistes
Cinq compagnons de route du « Frère Guide », Mouammar Kadhafi, ont accepté de se confier au journaliste libanais Ghassan Charbel, qui a rassemblé ces entretiens dans un livre en arabe récemment paru. Florilège.
Un mégalomane imbu de son importance, en réalité tout à fait mineure sur la scène internationale, qui se donne licence de jeter la Charte des Nations unies à la tribune de l’Assemblée générale lors d’un discours interminable et grotesque où il demanda, par exemple, l’ouverture d’une nouvelle enquête sur l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Ou peut-être un sanguinaire qui recouvrait son sadisme d’un voile pseudo-intellectuel, convaincu d’être investi d’une grande mission et prompt à traiter ses courageux opposants de « chiens errants ». Impulsif et arrogant, il aimait se créer des ennemis, partout et à tout bout de champ. Aveuglé par les courtisans qui chantent sa louange à la demande, il affectait un goût pour les lettres. Ou alors seulement un autodidacte sans talent, comme il existe des analphabètes diplômés et des artistes ratés, obsédé par son image et auteur d’un Livre vert jamais pris au sérieux de son vivant, malgré les millions de copies déversées sur les cinq continents et dont on a retrouvé des stocks considérables après sa chute.
Alors, Kadhafi, un simple bouffon ? « Attention, il tue », avertissait Jeune Afrique en juin 1980. Jusqu’à la fin de son règne de quarante-deux ans, Mouammar Kadhafi a entretenu sa propre légende. Celle d’un dictateur, cruel et délirant, menaçant de pourchasser les « rats » (les insurgés) zenga, zenga (« rue après rue »), dès le déclenchement de leur soulèvement. Ceux-là mêmes qui le débusqueront dans une canalisation près de Syrte, le 20 octobre 2011, avant de le lyncher sous les caméras de leurs téléphones portables.
Aujourd’hui en exil, voguant entre Le Caire, Amman, Rome et Paris, cinq compagnons de route du « Frère Guide » ont accepté de se confier au journaliste libanais Ghassan Charbel : Abdessalam Jalloud, membre du Conseil de commandement de la révolution (CCR), longtemps numéro deux du régime et chef des Comités révolutionnaires ; Abdelmonem el-Houni, membre du CCR, tour à tour chef des renseignements et ministre de l’Intérieur et des Affaires étrangères ; les diplomates Abderrahmane Chalgham et Ali Abdessalam Triki, tous deux ex-ministres des Affaires étrangères ; et enfin Nouri el-Mismari, chef du protocole. Publiés dans Al-Hayat, leurs entretiens avec Charbel ont été rassemblés dans le livre Sous la tente de Kadhafi (les compagnons du colonel révèlent les secrets de son règne), qui vient de paraître aux éditions Riad El-Rayyes (Beyrouth).
Ali Abdessalam Triki
Ministre des Affaires étrangères, ambassadeur à Paris, représentant permanent à l’ONU.
« [Lors de son discours à l’Assemblée générale de l’ONU en septembre 2009, NDLR], Kadhafi a profité de sa présence à la tribune pour jeter la Charte des Nations unies. Le secrétaire général Ban Ki-moon semblait très déçu et voulait lui demander de mettre fin à son discours. Je lui ai dit de prendre son mal en patience parce que je craignais une réaction imprévisible de Kadhafi. J’avais honte, au point de me couvrir le visage avec ma main. La photo est parue dans la presse. […]
« La plupart du temps, il était juste dans un autre monde. Il était convaincu d’être une personnalité exceptionnelle ayant pour mission de changer le monde. Il n’avait pas conscience des limites de la Libye, ni des limites de sa personne. Quand un gouvernant de cette trempe remporte le plus modeste des succès, il se croit rapidement irrésistible. […]
« Diplomate sous Kadhafi, c’était un métier de chien. Il fallait constamment réparer le tort qu’il faisait par ses déclarations, ses sautes d’humeur, ses manies. […]
« Il ne respectait pas les usages diplomatiques. Il m’a demandé un jour de transmettre un message au roi Hassan II, en insistant pour que je dise au roi qu’il est "un réactionnaire et un collabo", et d’autres accusations encore. Imaginez un peu la scène. Bien sûr, nous ne portions pas ce genre de message dans la diplomatie libyenne. Un autre jour, parce qu’il n’appréciait pas le ton employé par Hosni Moubarak pour convoquer une réunion urgente de la Ligue arabe, il a voulu lui répondre "nous ne sommes pas tes serviteurs". […]
« Après la tentative de putsch contre lui en 1975, il a changé. Il ne faisait plus confiance à personne. Il était obsédé par la conservation du pouvoir et la lutte contre tout ce qui pouvait le menacer. […]
« Au cours d’un entretien au Kremlin, en plein milieu d’une phrase, Kadhafi jette un oeil à sa montre et déclare que c’est l’heure de la prière. La discussion s’arrête et Kadhafi prie sur place. C’était certainement une première au Kremlin. […]
« Le vide laissé par la mort de Gamal Abdel Nasser encourageait les ambitions de ceux qui rêvaient de prendre sa place, dont Mouammar Kadhafi et Saddam Hussein. Ces deux-là se haïssaient et se glissaient des peaux de banane : Saddam arme Hissène Habré [pendant la guerre libyo-tchadienne], Mouammar soutient les Kurdes, reçoit leurs leaders, Jalal Talabani et Massoud Barzani. […]
« Kadhafi a proposé une forte somme à Saddam pour que ce dernier lui livre Mohamed el-Megaryef [un des leaders de l’opposition d’alors, aujourd’hui président du Parlement], ça n’a pas abouti. Mais ça a marché avec Hassan II, qui a remis Omar el-Mhichi, ancien compagnon de Kadhafi. Il a été transféré à Tripoli, où il a été exécuté. »
Abdelmonem el-Houni
Membre du Conseil de commandement de la révolution (CCR), ministre de l’Intérieur et des Affaires étrangères, représentant auprès de la Ligue arabe.
« Kadhafi a été marqué par ses origines. Il a grandi dans le désert de Syrte, dans le besoin. Son père était un pasteur très pauvre. Il devait marcher dix kilomètres par jour pour aller à l’école. Parfois, quand il n’y avait pas de transport, il dormait dans une mosquée. […]
« Il assurait un salaire mensuel à Moubarak et à Ben Ali. Il a acheté un avion au président égyptien, et il était reconnaissant à Ben Ali d’avoir fermé la frontière occidentale vis-à-vis des opposants libyens. »
Nouri el-Mismari
Directeur du protocole, ministre d’État.
« [À propos de l’imam Moussa Sadr] J’ai reçu un appel de Abdallah Senoussi, qui était à l’époque officier dans les renseignements militaires : il m’a donné trois passeports en me demandant d’obtenir des visas italiens pour des invités du gouvernement. L’un de ces passeports était celui de Sadr. Ça a pris du temps, Senoussi trépignait. J’ai compris plus tard que l’imam avait été enlevé et qu’on avait essayé de maquiller son voyage à Rome. […]
« Il était caractériel. Parfois, il se réveillait et me disait : "Ramène-moi le nègre", en parlant d’un chef d’État africain. Et après l’entretien : "Le nègre est parti. Donnez-lui quelque chose." […]
« Quand il était en conflit avec sa femme Safia, il se retirait dans son bunker sous Bab el-Aziziya. Il y avait son harem, avec éphèbes et concubines. Il y restait un mois ou deux et on savait alors qu’il plongeait dans le stupre et la fête. […] Il prenait des anabolisants, que lui rapportait Senoussi. […]
« Lors d’une partie de chasse en Roumanie, il a fait tuer un des officiers libres, Salah Boufaroua, car il détenait des preuves que la mère de Kadhafi était juive. Deux diplomates en poste à Rome ont été exécutés pour la même raison. […]
« Il était sadique avec les femmes. J’ai été témoin de deux cas d’agression contre une universitaire nigériane et contre l’épouse d’un homme d’affaires suisse. La première a reçu un "dédommagement" de 100 000 dollars. L’autre affaire a été couverte par un investissement avec la société suisse. […]
« Bachir Saleh m’a raconté que le président gabonais Omar Bongo lui avait fait écouter un enregistrement de communications téléphoniques entre son épouse et Kadhafi. C’était une conversation galante. Bongo était très en colère. […]
« Kadhafi était féru de livres d’histoire et adorait surprendre ses interlocuteurs étrangers en évoquant des détails peu connus. […]
« Quand Kofi Annan est venu en Libye à propos de Lockerbie, il l’a fait attendre une journée entière. Il l’a accueilli sous une tente dans le désert, j’ai vu qu’Annan était terrorisé. »
Abderrahmane Chalgham
Ministre des Affaires étrangères, représentant permanent à l’ONU.
« Kadhafi était condescendant avec les jeunes dirigeants arabes. Il appelait Mohammed VI "mon fils". Il faisait la même chose avec Bachar al-Assad et Abdallah II de Jordanie. […]
Les Égyptiens tentent une médiation entre Kadhafi et le roi Abdallah d’Arabie. Il s’emporte contre le ministre égyptien des Affaires étrangères Ahmed Abou Gheit et le directeur des renseignements Omar Souleimane : "Vous êtes des agents des Saoudiens qui vous achètent. Moi aussi j’ai de l’argent !" […]
« L’ex-Premier ministre Choukri Ghanem a tenté de réformer les institutions, mais il est difficile de réformer quand l’épouse libanaise de Hannibal [un des fils de Kadhafi] peut envoyer un Airbus de Tripoli à Beyrouth pour transporter un simple chien. »
L’auteur, Ghassan Charbel
Journaliste et écrivain libanais, il a démarré sa carrière au sein du quotidien libanais de référence Annahar, avant de rejoindre l’Agence France-Presse, puis le journal panarabe à capitaux saoudiens Asharq Al-Awsat. Depuis 2004, il est directeur de la rédaction d’Al-Hayat, l’autre grand quotidien panarabe. Il a publié de nombreux ouvrages d’entretiens avec des personnalités arabes, dont les Libanais Rafic Hariri, Walid Joumblatt, Michel Aoun, Nabih Berri, Samir Geagea. Charbel a également interviewé Khaled Mechaal, Georges Habache et Carlos. Y.A.A.
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