Mali : le martyre de Gao
La grande ville du Nord est tombée le 26 janvier. Vite, presque sans combats. Trop vite, sans doute, puisque les jihadistes ne sont pas loin et que les habitants vivent dans la crainte des attentats. L’euphorie de la libération aura été de courte durée. Les soldats maliens et français continuent à faire face aux attaques répétées des éléments du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao). Article publié dans le J.A. n° 2719 (17 au 23 février 2013).
Mis à jour le 25/02 à 07h41.
À chaque jour son miracle à Gao. Le 11 février en fut un exemple. Tôt ce matin-là, dans la cour du commissariat central, un bâtiment jaune rebaptisé « commissariat islamique » sous le règne du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), sur la terrasse duquel le chef de la police, Aliou Mahamar, avait l’habitude de dormir à la belle étoile avant l’arrivée des Français, des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants se bousculent pour voir les stigmates des combats de la veille. Ils s’attardent sur le corps déchiqueté d’un jihadiste présumé. Ils observent l’impact des balles dans les murs. Mais combien se doutent que, sous leurs pieds, se trouvent plusieurs mines artisanales déposées par les insurgés ? Ce n’est qu’en milieu de matinée que les soldats maliens évacueront les curieux pour déminer la zone. Encore une fois, Gao a échappé au pire.
Ce 11 février, il y a des douilles partout. La veille, des jihadistes (à peine plus d’une dizaine, selon l’armée française) ont affronté l’armée malienne en plein centre-ville. Pendant plusieurs heures, Gao a vécu au rythme des rafales et des explosions. Retranchés dans le commissariat et dans les maisons jouxtant le marché principal, les combattants du Mujao ont résisté aux assauts des militaires maliens. Même scénario, en pire, les 21 et 22 février…
>> Lire aussi "Mali : Gao sous le feu de la guérilla du Mujao"
Corps en lambeaux
Par un autre miracle, ce 11 février, on n’a compté que quatre morts et neuf blessés parmi les nombreux civils qui se trouvaient sur les lieux lorsque les hostilités ont commencé. Quant aux assaillants, on ne saura peut-être jamais combien ont péri : dans la nuit, un Tigre français, redoutable hélicoptère de combat, a bombardé le site où ils s’étaient retranchés, réduisant leurs corps en lambeaux.
Depuis, ceux qui croyaient encore à une pacification rapide de la zone conquise deux semaines plus tôt par les Français et les Maliens ont dû revoir leur jugement. Le 13 février, une bombe artisanale de 600 kg a encore été désamorcée par le génie français. Certes, Gao a été libéré le 26 janvier, mais la ville vit depuis comme une forteresse assiégée. En trois jours, entre le 8 et le 10 février, deux kamikazes se sont fait exploser à l’entrée de la ville, et deux autres ont été arrêtés avant qu’ils ne passent à l’acte. « C’est la psychose. Le Mujao est en train de nous imposer son agenda. Son objectif est clair : terroriser la population », se désole un officier malien.
Les jihadistes ne sont pas loin et ils n’ont pas dit leur dernier mot. Ils peuvent revenir.
Abdoulaye, enseignant malien
L’euphorie n’a jamais vraiment gagné Gao. Aux explosions de joie qui ont salué l’arrivée des Français ont succédé les interrogations, les doutes et enfin les craintes. Contrairement à Bamako, les drapeaux bleu-blanc-rouge flottant au vent sont rares, et les habitants observent avec circonspection les convois des « libérateurs ». Ici, il n’y a pas de cris d’enfants à la gloire de François Hollande. « Les jihadistes ne sont pas loin et ils n’ont pas dit leur dernier mot. Ils peuvent revenir », explique Abdoulaye, un enseignant. « Les Français ont pris Gao, mais pas ses alentours. La zone est truffée de poches jihadistes », ajoute un bon connaisseur de la région. Depuis plusieurs années, ce diplomate de l’ombre se rend régulièrement dans le nord du Mali. Il est bien placé pour savoir qu’au sein du Mujao il n’y a pas que des Touaregs et des Arabes, mais aussi des Songhaïs, des Peuls, des Bellas… « Pour eux, il est plus facile de s’infiltrer. »
Si Gao cultive un islam modéré, il suffit de traverser le fleuve Niger, avec en point de mire la dune de sable rose qui a longtemps été l’une des attractions touristiques du coin, pour se retrouver dans un autre monde. Dans les villages de Kadji, Lobou ou Koïma, c’est un islam strict que l’on pratique depuis deux décennies. Un islam directement importé d’Arabie saoudite, comparable à celui défendu par les Izalas au Niger. Ses adeptes, que l’on appelle ici les « wahhabites », n’ont pas attendu le Mujao pour appliquer la charia. Et ils sont, aux dires d’Assarid Ag Imbarcaouane, député de Gao, « très solidaires les uns avec les autres ». « Dans ces villages, chaque famille a donné au moins un de ses membres au Mujao, continue Abdoulaye, l’enseignant. Aujourd’hui, il est évident qu’elles les cachent. »
C’est de ces villages qu’une partie des assaillants du 10 février seraient venus. Les nuits précédentes, le ciel était noir. Les routes étaient bouclées, « mais nous avons négligé notre surveillance sur le fleuve », admet une source sécuritaire. « Il faut ratisser tous ces villages », estime le député Imbarcaouane.
Le Mujao avait bien compris que les gens étaient contre les amputation.
Il faudra aussi s’occuper de l’axe Gao-Bourem, au nord. Les deux kamikazes qui ont activé leur ceinture d’explosifs les 8 et 9 février, un jeune au teint clair et au visage d’adolescent et un colosse barbu, venaient de cette zone. Preuve de l’efficacité du Mujao, il semble que le deuxième attentat n’ait été qu’une diversion pour permettre à plusieurs combattants de franchir le check-point dans la confusion consécutive à l’explosion.
Mais Gao n’est pas qu’une ville assiégée. C’est aussi une cité déchirée. On y trouve des jeunes « patriotes » (c’est le nom qu’ils se donnent) qui mènent la traque aux derniers jihadistes après avoir contesté les jougs successifs du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), premier occupant de Gao, et du Mujao. On y trouve aussi des combattants de Ganda Koye et de Ganda Izo, deux milices d’autodéfense, et des centaines de « patrouilleurs », ces volontaires qui ont assuré la sécurité de leurs quartiers quand les hommes du MNLA pillaient et violaient sans compter.
Gao a résisté, c’est indéniable. Résistance frontale, quand le Mujao a voulu interdire le football ou détruire le mausolée de Mohamed Askia, une prodigieuse pyramide en banco datant de 1495. Ce jour-là (« au lendemain de la destruction des mausolées à Tombouctou », se souvient Ibrahim Maïga, un artisan), les habitants de Gao se sont massés au pied du monument et ont bravé les menaces. Une autre fois, ils sont sortis dans la rue pour dire « non » aux amputations. Il y en a peut-être eu une dizaine au total. Publiques au début, elles n’étaient à la fin plus pratiquées qu’entre les quatre murs de la prison. « Le Mujao avait bien compris que les gens étaient contre », suppute Moussa, un membre de Ganda Izo.
Une cellule dans laquelle étaient pratiquées les amputations.
© Emilie Régnier/JA
Résistance passive aussi. Il était interdit de fumer ? Tant pis, on allumait quand même une cigarette mais, quand des hommes du Mujao passaient, on jetait le mégot. « C’était invivable, se souvient Moussa. Les femmes devaient porter le hidjab. Pendant la prière du vendredi, il ne devait plus y avoir aucune activité. Pour une cigarette, c’était 10 coups de chicote. Pour un "copinage", 100 coups. » Les châtiments se tenaient sur la place de l’Indépendance, rebaptisée « place de la Charia ». Là où, aujourd’hui, des gamins jouent au foot matin et soir. Quant aux dignitaires religieux, ils ont fait la sourde oreille aux sollicitations des nouveaux maîtres. « Ils nous ont demandé de les aider à imposer leur charia, explique leur représentant, Alpha Issa Abdallah Maïga. Mais nous leur avons répondu que ce n’était pas la nôtre, et que, s’ils avaient chassé l’État de cette terre, ils ne pouvaient pas aller à l’encontre de la population. »
De cet interminable obscurantisme, il reste des bâtiments administratifs détruits, des banques saccagées, des hôtels pillés, des rues vidées (la ville ne compterait plus que 50 000 habitants, contre 80 000 début 2012). Il reste des taches de sang dans les petites pièces qui servaient de geôles et dont les guides improvisés nous disent qu’il s’agit des reliquats de quelques mains coupées. Il reste des rumeurs aussi : ici, dans cette maison, se seraient un jour trouvés les otages occidentaux et algériens détenus par les salafistes. Là, dans cette villa cossue, a vécu Mokhtar Belmokhtar, puissant émir d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Plus loin, c’était l’Algérien Abdulhakim, le chef du Mujao à Gao… Et puis, il y a ces pancartes, tantôt en arabe, tantôt en français, lettres blanches sur fond noir : « L’application de la charia, c’est la route du bonheur. » « Al-Ihtijab pour la bénédiction d’Allah et la pureté des femmes. »
Personne n’a encore jugé nécessaire de les effacer. Faut-il y voir une simple négligence ou la peur d’être vu ? Aujourd’hui encore, les islamistes n’ont pas que des ennemis au sein de la population. « Ils sont là, parmi nous. Ils se terrent, bénéficient du soutien de leur famille », affirme Moussa, le jeune combattant de Ganda Izo. Il y a évidemment les suspects parfaits : montrés du doigt, la plupart des Arabes de la ville ont fui après l’intervention française. Le quartier où les plus riches d’entre eux habitaient, surnommé Cocaïne City pour des raisons évidentes, est aujourd’hui une ville fantôme. Ses habitants ont fui, ses villas ont été pillées.
« Tous n’ont pas aidé les islamistes, mais ils ont peur des représailles », déplore le maire, Sadou Harouna Diallo, qui se bat contre « les amalgames ». Il rappelle qu’au sein du Mujao nombreux étaient les habitants de Gao. « Je l’ai dit et répété ces derniers mois : si l’on n’agit pas vite, ils auront le temps d’endoctriner nos jeunes. Hélas, j’avais raison. C’est ce qui s’est passé. »
A Gao, le mal absolu, ce n’est pas le Mujao, c’est le MNLA.
Sadou Harouna Diallo. À lui seul, cet homme à l’allure débonnaire et au portefeuille bien garni, qui ne sort jamais sans son feutre sur la tête et se vante de posséder un Hummer à Bamako, est un concentré des contradictions de la ville. Aux journalistes, il aime raconter ses déboires de l’année écoulée : son exfiltration rocambolesque huit jours après l’arrivée du MNLA ; la destruction de ses sept hôtels, de ses deux boîtes de nuit et de ses sociétés de transport par le Mujao. Mais il est un sujet qu’il préfère ne pas évoquer : ses accointances supposées avec les trafiquants de drogue.
Sur le terrain, depuis qu’il est revenu en ville dans les bagages de l’armée française, on le voit partout en train de coordonner la traque aux caches d’armes. « Il faut aller là, l’avons-nous vu ordonner à des soldats maliens le 11 février. Les habitants disent qu’un homme ne sort jamais, sauf la nuit. C’est suspect. Il faut aller là aussi, je suis certain qu’il y a des armes. » Mais quand les journalistes l’interrogent sur le cas de Baba Ould Cheikh, le maire du village voisin de Tarkint, soupçonné d’accointances avec le Mujao et de trafic de drogue (c’est à Tarkint qu’un avion de la drogue s’était crashé en 2009), qui s’est promené dans les rues de Gao quelques jours avant qu’un mandat d’arrêt ne soit émis à son encontre, il élude. Est-ce parce que la rumeur veut qu’on ait aidé Ould Cheikh à disparaître ?
En dix mois, les hommes du Mujao ont créé des liens étroits avec la population. Certains se sont mariés. Et puis, ils ont inondé la ville de leur argent.
Un médecin récemment arrivé à Gao.
Dans ce contexte, la traque menée conjointement par les armées française, malienne et nigérienne n’est pas aisée. Une partie de la population y participe sans états d’âme, en dénonçant des présumés jihadistes. Sans ces renseignements, la journée du 11 février aurait pu être « beaucoup plus sanglante », selon l’aveu d’un officier malien. Mais d’autres se taisent. Combien de planques d’armes, comme cette maison du quartier Château censée appartenir à Abdulhakim, dans laquelle sont entreposés des engins explosifs improvisés, n’ont pas encore été découvertes ? Combien de jihadistes se cachent avec la complicité de leurs voisins ? « En dix mois, note un médecin arrivé récemment à Gao, les hommes du Mujao ont créé des liens étroits avec la population. Certains se sont mariés. Et puis, ils ont inondé la ville de leur argent. »
Autre explication : personne à Gao n’a oublié que la prise de contrôle du Mujao a d’abord été perçue comme une bénédiction. Les jours précédents, les Touaregs du MNLA avaient fait régner la terreur, pillant les bâtiments, volant les habitants, violant les femmes. En arrivant, le Mujao avait promis de mettre de l’ordre – ce qui fut fait, avec les excès que l’on connaît. « Cela, les gens ne l’ont pas oublié, rappelle notre médecin. Ici, le mal absolu, ce n’est pas le Mujao, c’est le MNLA. »
L’épicentre de la guerre
Gao est aujourd’hui l’épicentre de la reconquête du Nord. Une grande partie des troupes françaises (1 500 éléments le 12 février, mais des renforts étaient encore attendus) s’est installée sur la base improvisée et ultrasécurisée de l’aéroport. Les hélicoptères, auparavant positionnés à Sévaré, y ont également élu domicile. C’est de là que partent les soldats en direction du grand nord. Dans la ville, on trouve également un grand nombre de Maliens, dont les hommes du colonel major Alhaji Ag Gamou, estimés à environ 600, et des combattants du Groupe commando volontaires (dit « G-Shock »), les forces spéciales maliennes dont les Français pensent le plus grand bien. Enfin, plus de 500 Nigériens patrouillent dans la ville et sa région. Ces trois forces participent à la sécurisation de Gao et des alentours. Le 11 février, les Français sont ainsi intervenus à la demande des Maliens pour anéantir la contre-offensive des jihadistes.
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