Nadir Moknèche : « Avoir été censuré en Algérie a été très douloureux »
Six ans après « Délice Paloma », Nadir Moknèche, réalisateur déterminé, revient avec « Goodbye Morocco ». Un polar efficace, avec en toile de fond l’évocation de sujets sociétaux tabous : homosexualité, relations interreligieuses, racisme…
Nadir Moknèche se veut avant tout un cinéaste algérien, tournant pour ses compatriotes. Même si ses films, dès Le Harem de Mme Osmane, en 2000, ont rencontré un vaste public et un immense succès critique bien au-delà du Maghreb, en particulier en Europe. Mais voilà : n’ayant pas obtenu de visa d’exploitation pour Délice Paloma en Algérie en 2007, il s’est éloigné du pays de son enfance. Et il a choisi de tourner au Maroc son dernier film.
Goodbye Morocco est un bon polar, efficace du début jusqu’à la fin. Il en possède tous les ingrédients. Un cadavre encombrant, jeté à la mer, mais qui réapparaît – celui de Gabriel, un immigré du sud du Sahara qui a payé de sa vie sa tentative de vol d’un objet d’art préislamique qui devait lui permettre de financer son départ vers l’autre rive de la Méditerranée. Une femme fatale – Dounia, une Marocaine très émancipée qui a rompu avec son mari pour vivre avec un architecte européen et qui veut à tout prix quitter son pays avec lui et son fils, resté sous la garde de son époux et qu’elle envisage donc d’enlever. Des affaires louches – notamment autour de tout ce qui touche au chantier d’un complexe immobilier de luxe où Dounia s’occupe du personnel, essentiellement des ouvriers sénégalais clandestins, et où on a découvert un site archéologique dont les trésors suscitent bien des convoitises.
Très bien filmé, bien interprété, en particulier par Lubna Azabal (Dounia) et surtout, dans le rôle de l’homme à tout faire de celle-ci, par Faouzi Bensaïdi, étonnant de justesse, Goodbye Morocco ne se contente cependant pas d’être un polar. Homme pondéré au look d’enfant sage mais aussi réalisateur déterminé, Nadir Moknèche a peut-être quitté l’Algérie mais pas ses sujets sociétaux de prédilection.
Jeune Afrique : Pourquoi avoir attendu six ans après Délice Paloma pour tourner de nouveau ?
NADIR MOKNÈCHE : J’ai été très marqué par l’interdiction d’exploitation de Délice Paloma en Algérie. Il ne s’agissait pas du marché principal du film, mais je suis toujours parti de l’idée, depuis Le Harem de Mme Osmane, que, même si je veux faire des films accessibles à tous, je tourne d’abord pour les Algériens. Avant, je me disais que j’aurais peut-être affaire un jour à la censure, mais je n’imaginais pas l’effet que cela me ferait, à quel point ce serait douloureux. Du coup, depuis la fin du tournage de Délice Paloma en août 2006, je ne suis plus rentré en Algérie. Il y a comme une cassure.
Définitive ?
Je ne sais pas. J’ai été éduqué dans l’Algérie postcoloniale, celle de l’indépendance, avec l’idée qu’il faut se battre et faire des choses pour son pays et son évolution… et mon pays ne le veut pas. J’en suis là.
Pourquoi Délice Paloma a-t-il été censuré et pas vos films précédents ?
Que Délice Paloma ait été interdit et pas Viva Laldjérie en a surpris beaucoup. Mais c’est parce que les gens imaginent que le plus problématique, ce sont les scènes de sexe. En fait cela ne fait problème que pour les islamistes. Si Délice Paloma a été interdit, alors qu’il n’y a pas de scène de nu, c’est parce qu’on parle de corruption. Dans une scène, on se moque un peu d’un ministre des Droits de l’homme et de la Solidarité nationale corrompu, et cela n’est pas passé. Il semblerait qu’on touche là au coeur du système.
Le cinéma, même de fiction, fait-il si peur ?
C’est en effet surprenant, mais le cinéma, en Algérie, fait plus peur, par exemple, qu’un article de presse ou un essai. On pourrait imaginer que la parole d’un intellectuel ou d’un journaliste apparaisse dangereuse. Mais un film !
Dans Goodbye Morocco, vous abordez des sujets plus ou moins tabous au Maghreb : la corruption, l’adultère, les liaisons interreligieuses, l’homosexualité, la présence chrétienne avant l’arrivée de l’islam, les départs de clandestins vers l’Europe…?
Que ces sujets puissent être considérés comme tabous n’a pas de sens ! Imaginez qu’à Paris on débat de la loi sur le mariage pour tous alors qu’au Maghreb il ne faudrait pas parler d’une liaison ni d’un mariage entre une musulmane et un chrétien non converti ! C’est aberrant. Pour la période préislamique, je m’y intéresse depuis toujours. Cette période, surtout celle d’avant 312, dont je parle dans le film, est passée sous silence dans les pays du Maghreb. Mais elle est très riche et très importante. Je ne vois pas pourquoi notre histoire, surtout en Algérie, devrait en être amputée. Quant aux harraga, il me suffit de penser que, si j’avais été obligé de rester en Algérie, je serais sans doute devenu l’un d’entre eux pour être désireux d’en parler.
Vous évoquez également la question des migrants noirs…?
J’ai été frappé ces dernières années par la façon dont les pays du Maghreb traitent les immigrés africains. Les Algériens les expulsent au Maroc et vice versa. Les Maghrébins se plaignent d’être mal reçus en Europe et ils font la même chose avec des Africains. Est-ce qu’il y a un rapport avec ce qu’a été autrefois l’esclavage des Noirs par les Arabes ? Sur le tournage de Goodbye Morocco, on faisait manger à part les Sénégalais qui jouent dans le film. C’est l’un d’entre eux qui est venu me le faire remarquer et il a fallu que j’intervienne auprès du régisseur pour qu’on mange tous ensemble dans la même cantine…
Pourquoi avoir choisi, s’agissant de l’homosexualité, d’évoquer une liaison entre un Européen et un Nigérian ? À Tanger, en général, ce genre de liaison avec les Européens concerne plutôt, dit-on, les Maghrébins…
Mais justement, je voulais éviter le cliché. De plus, le scénario y incitait. Je tenais à ce que le personnage du Nigérian, le seul qui n’est pas sénégalais parmi les ouvriers et qui ne parle pas le wolof, le seul aussi qui est chrétien, soit différent jusqu’au bout. Ce qui explique que c’est lui qui va vivre un martyre et être tué. Car il est doublement étranger – ni maghrébin ni sénégalais – et il peut disparaître sans qu’on s’en inquiète tout de suite.
Dans ce film comme dans tous les précédents, vous vous préoccupez beaucoup de la condition féminine. Est-ce lié à votre histoire personnelle ?
Cela est venu tout seul au cours de l’écriture du scénario. Ce n’était pas une volonté délibérée dès le départ. On peut toujours chercher des raisons pour expliquer un choix. Il est vrai que j’ai perdu mon père très tôt, à l’âge de 3 ans, et que j’ai été élevé par une femme seule, qui a choisi de ne pas retourner chez son père et de ne pas se remarier comme l’aurait voulu la tradition. Cela m’a évidemment marqué. D’ailleurs je me suis rendu compte récemment que je n’avais jamais dit autour de moi avant l’âge de 14 ans que je n’avais plus de père, de peur sans doute de paraître vulnérable. Pour mes amis, mon père était toujours en mission… Mais de toute façon, le problème de la femme est obsessionnel au Maghreb, et c’est de pire en pire. On a reculé par rapport à la situation des années 1960. Regardez ce qui se passe en Tunisie ou, plus encore, en Égypte. On voit resurgir une sorte de peur viscérale de la femme.
Vous avez été acteur avant de réaliser des films. Jamais de regret à ce sujet ?
C’est un concours de circonstances qui m’a amené à réaliser. Mais j’aime bien faire des images et raconter une histoire. Ce que je trouve jouissif. Le cinéma m’a fait beaucoup de bien, m’a guidé dans la vie, m’a changé. Beaucoup plus que la littérature. Je lui suis redevable de beaucoup de choses. Donc aucune raison de regretter quoi que ce soit.
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Propos recueillis par Renaud de Rochebrune
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