Patrimoine : 451° Fahrenheit à Tombouctou

Fuyant l’armée française, les islamistes ont détruit de précieux ouvrages conservés dans un centre de recherche. Face à l’obscurantisme, des habitants avaient pris soin de cacher une partie de ce trésor inestimable.

Des manuscrits dans une bibliothèque de Tombouctou. © AFP

Des manuscrits dans une bibliothèque de Tombouctou. © AFP

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 6 février 2013 Lecture : 6 minutes.

La température à laquelle un livre s’embrase, si l’on en croit le romancier Ray Bradbury : 451 degrés Fahrenheit (233 °C)… Les images que l’on craignait de voir sont arrivées, le 30 janvier, quelques jours après que l’armée française eut chassé les extrémistes musulmans hors de Tombouctou (Mali). Au sol, dans la cour de l’institut des hautes études et de recherches islamiques Ahmed-Baba, sur la place Sankoré, un tas de cendres au pied d’un pilier. Et tout autour, étalées comme autant d’oiseaux abattus en plein vol, les couvertures de cuir ouvragées et les pochettes de carton dans lesquelles les précieux manuscrits rédigés en arabe ou en ajami* abritaient leurs inestimables richesses. Avant de fuir, bien conscients de la portée médiatique de leur geste, les islamistes ont choisi d’outrager une dernière fois « la ville aux 333 saints » et d’exposer à la face du monde l’étendue de leur ignorance et leur souverain mépris pour l’humanité. Ô combien lâche fait de guerre : ils ont mis le feu à des liasses de papier… De la même manière qu’ils s’en étaient pris aux mausolées de la ville, de la même manière qu’en 2001 les talibans afghans avaient détruit à l’artillerie lourde les trois bouddhas de Bamiyan. Dresser la liste des idéologies obscurantistes qui assirent leur pouvoir dans les flammes des autodafés ne montrerait qu’une chose, la filiation dans laquelle ces pseudo-musulmans s’inscrivent délibérément. S’attaquer à une oeuvre d’art, à un livre, un tableau, une statue, ce n’est pas seulement s’en prendre à un créateur, c’est s’en prendre à l’humanité tout entière. Réagissant à chaud depuis Bamako, le maire de Tombouctou, Hallé Ousmane Cissé, déclarait ainsi, sous le choc : « Les manuscrits ne représentent pas seulement le patrimoine du Mali, ils appartiennent au patrimoine mondial. »

Affolement

la suite après cette publicité

En effet ! Si l’Afrique se voit bien fréquemment qualifiée de « continent de l’oralité », les milliers de manuscrits qui existent entre Oualata, Tombouctou et Chinguetti et dont les plus anciens datent du XIIe siècle viennent prouver que l’écrit a sans conteste joué un rôle majeur dans l’histoire africaine. Dans sa préface au livre de notre ancien collaborateur Jean-Michel Djian (Les Manuscrits de Tombouctou. Secrets, mythes et réalités, publiés chez J.-C. Lattès, voir J.A. no 2708), le Prix Nobel de littérature J.-M.G. Le Clézio écrit : « À Tombouctou, l’un des centres névralgiques de ce pays, la pensée (religieuse, philosophique, scientifique) a connu un développement égal, et s’appuyait sur les textes pour établir le droit, la politique et la sagesse. Le fond de cette pensée utilise aussi bien la fable que l’histoire, et révèle l’étendue du domaine linguistique, héritages mêlés, entre les récits d’origine persane ou peut-être même indienne […], hébraïque […], les récits bibliques, les premiers récits qui accompagnent la naissance de l’Islam, ou les contes et poèmes dans la langue hassaniya, proche de l’arabe yéménite, parlée de Laayoune dans le sud du Maroc jusqu’à Tombouctou. »

Dans cette seule ville, il existerait quelque 100 000 manuscrits ; dans sa région, il y en aurait quelque 300 000 et, comme l’écrit Djian : « Des historiens maliens reconnus comme Mahmoud Zouber évaluent à près de 900 000 le nombre de ces manuscrits anciens, écrits ou copiés depuis le XIIIe siècle. » Des textes d’une importance capitale pour comprendre l’histoire de l’Afrique, dans la mesure où ils traitent de droit, de gouvernance, de médecine, de religion, de commerce et, souvent, dans les marges, des aléas de la vie quotidienne.

Avec l’affolement de la guerre, les objectifs des journalistes se sont focalisés sur le tas de cendres, les couvertures abandonnées au sol, les franges noircies des pages à demi brûlées. Mais combien d’oeuvres sont-elles parties en fumée ? Combien de manuscrits sont perdus à jamais à cause de l’ignorance crasse de quelques fous de Dieu ? Combien sont désormais entre les mains de trafiquants illettrés mais néanmoins conscients de leur valeur marchande ? Même si la destruction volontaire d’un unique livre justifierait à elle seule que la communauté internationale s’offusque, il est pour l’heure difficile de mesurer l’étendue des dégâts. Mais plusieurs sources concordantes tendent à démontrer que le pire aurait été évité.

Obscurantistes sans frontières

Acto da fé (portugais), actus fidei (latin), acte de foi, l’autodafé était un acte de pénitence catholique pratiqué durant l’Inquisition. Synonyme d’exécution par le feu, le terme est surtout employé pour désigner la destruction publique de livres. Le premier roi catholique d’Espagne, Récarède Ier, fit brûler tous les manuscrits ariens de son royaume après sa conversion. À la fin de la Reconquista espagnole, ce sont les livres en langue arabe qui furent détruits par les flammes. Et en 1562, le Franciscain Diego de Landa brûla la plupart des documents en écriture maya… Si les autodafés les plus connus sont ceux commis par les nazis à partir de mai 1933, précisons que la phalange franquiste s’y adonna aussi, qu’en Chine le premier empereur Qin Shi Huang brûla des écrits confucéens et que bien des années plus tard ce furent des corans et des manuscrits bouddhistes que la Révolution culturelle conduisit au bûcher. Comme quoi, l’obscurantisme ne connaît pas de frontières.

la suite après cette publicité

Le directeur général de l’Icom (International Council of Museums), Julien Anfruns, explique ainsi : « Nous nous posons beaucoup de questions et nous n’avons pas de certitudes. Mais depuis plusieurs mois, un certain nombre de manuscrits ont été mis en sécurité, et selon nos sources il en restait moins de 10 % dans le centre où ils ont été saccagés. » Plutôt confiant, Jean-Michel Djian évalue pour sa part « à 80 % » le nombre de documents qui ne seraient plus à Tombouctou : « Selon un chercheur que je viens d’avoir au téléphone, très peu de documents auraient été brûlés pour la simple raison que beaucoup, depuis trois mois, ont été ramenés dans des malles en fer vers Bamako. Il est d’ailleurs assez intéressant de noter que ceux qui sont à la tête des bibliothèques familiales ont conscience de leur grande valeur patrimoniale. »

la suite après cette publicité

Par chance d’une certaine manière -, les manuscrits étaient loin d’être centralisés en un seul lieu et restaient dispersés à travers toute la ville dans une trentaine de bibliothèques familiales relativement discrètes. Julien Anfruns confirme : « De nombreux manuscrits sont chez des particuliers dans la région de Tombouctou, à Bamako ou ailleurs. Une bonne partie demeure entre des mains privées. Cela ne veut pas dire qu’ils sont en sécurité du point de vue de la conservation. » Non reliés, fragilisés par le temps et les sévères conditions climatiques, ces témoignages uniques ne supportent guère d’être transportés, voire feuilletés. Ceux qui sont arrivés jusqu’à Paris – il y en a – sont peut-être les plus précieux, mais ils ne sont guère nombreux.

Négligence

La situation serait-elle donc moins catastrophique qu’il n’y paraît ? C’est à voir. La guerre délie les langues, et certains s’offusquent que les sommes dépensées, notamment sous l’influence de l’ancien président sud-africain Thabo Mbeki, pour la numérisation de ces trésors n’aient pas porté leurs fruits. Selon une source informée, un chercheur aurait bien réussi à récupérer son disque dur dans le centre Ahmed-Baba, en juin, et à l’emporter avec lui, mais rares seraient les copies numériques à avoir été exportées hors de Tombouctou. D’une certaine manière, les manuscrits paient aujourd’hui le prix de longues années de négligence envers un joyau culturel de l’Afrique. Peu de chercheurs, de rares traductions, un centre dirigé par un non-arabophone, une vaste corruption : l’immense trésor de mots est resté des années silencieux, ignoré par ceux-là mêmes qui auraient dû en révéler la teneur au monde entier.

Et maintenant ? « Je crains les règlements de comptes doublés de pillages, après le conflit, confie Jean-Michel Djian. Des ignorants peuvent très bien voler ou détruire des manuscrits dans des bibliothèques familiales sans même en connaître la valeur. » De son côté, Julien Anfruns s’inquiète des trafics qui ne manqueront pas de naître : « Une bonne part du patrimoine malien était déjà victime de trafics dans des sites souvent difficiles à protéger. Dès qu’il y a un conflit et un affaiblissement des contrôles, il y a une multiplication exponentielle des risques. Dès qu’il existe des zones de non-droit, cela débouche sur une conjonction de trafics qui s’autoalimentent : drogue, art, êtres humains… On le sait d’expérience. »

Pour que l’acte obscène des islamistes ne soit pas encore plus lourd de conséquences, il va falloir agir vite et efficacement. Nul ne pourra dire, parmi les responsables comme au sein de la population, qu’il ne savait pas.

* L’ajami est le retranscription en caractères arabes des langues peule, wolof, swahilie ou haoussa.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires