Algérie : fièvre acheteuse
Vérités brûlantes, règlements de comptes, réquisitoires… Les Algériens se passionnent pour ces Mémoires qui révèlent la face cachée de leur passé. Et dopent le marché du livre.
Algérie : le grand tournant
« Le Salon international du livre d’Alger [Sila] est devenu la plus grande manifestation littéraire en Afrique. Mieux : il est plus important que le Salon du livre à Paris. » Pour étayer ses propos, Khalida Toumi, ministre de la Culture depuis plus de dix ans et marraine de l’événement, compare leurs fréquentations respectives en 2012. « Le Sila a accueilli 1,2 million de visiteurs alors que le Salon de Paris n’en a enregistré que 400 000. » Complexe de l’ex-colonisé à l’égard de l’ancienne métropole ? Pas sûr. La référence à l’ancienne puissance coloniale s’explique par le type de livres prisés par les Algériens lors du Sila : les ouvrages d’histoire.
Après trois décennies de parti unique au cours desquelles la parole était bridée et la mémoire collective réduite à une histoire officielle fortement cloisonnée consacrée à la seule gloire du puissant du moment, après une décennie de profonde régression due à une insurrection islamiste armée particulièrement barbare, l’Algérien s’est découvert une nouvelle passion, son histoire, et un nouveau produit de grande consommation, le livre. Le succès populaire du Sila s’explique par un paradoxe : une soif de lecture aggravée par un réseau archaïque de distribution du livre. Les centaines de milliers de visiteurs du Salon viennent pour la plupart des villes de l’intérieur du pays, parcourant pour certains des centaines de kilomètres en famille. Plus grand pays d’Afrique par sa superficie, l’Algérie perd peu à peu ses librairies. À l’indépendance, en 1962, on en comptait plus d’une centaine. Elles sont aujourd’hui moins d’une trentaine, avec un bon tiers pour la seule capitale. « Il y a vingt ans, Miliana, une ville de 40 000 habitants, comptait trois libraires et une imprimerie », selon Sabrina, étudiante en sociologie à l’université de Bouzaréah, sur les hauteurs de la capitale. « Mais pour cause de rentabilité aléatoire, les librairies ont changé de vocation. Quant à l’imprimerie, elle a été transformée en domicile. »
Fin d’un tabou
Plus gros lecteur à l’échelle continentale et dans la zone Mena (Moyen-Orient et Afrique du Nord), l’Algérien dispose d’un choix conséquent de lectures, en arabe ou en français. Le tirage de la presse quotidienne (80 titres dans les deux langues) dépasse la barre des 3 millions d’exemplaires par jour. Quant au nombre de maisons d’édition, il est supérieur à 300. Si ces dernières ne possèdent pas toutes des catalogues imposants et si l’industrie du livre n’en est qu’à ses balbutiements, l’offre tend peu à peu à rattraper son retard sur une demande en croissance constante.
Les Algériens n’ont pas attendu le cinquantenaire de l’indépendance – qui a encouragé la production de livres historiques – pour s’intéresser à leur passé. Cet engouement a en réalité débuté par la fin d’un tabou. Les acteurs de l’histoire récente se sont mis à rédiger leurs Mémoires. Anciens chefs des maquis de la guerre d’indépendance, ex-ministres de la République, hauts fonctionnaires à la retraite ou en disgrâce se sont mis à témoigner, nourrissant polémiques et controverses, règlements de comptes et réquisitoires. L’industrie du livre et le réseau de distribution étant ce qu’ils sont, un livre à succès comme Mémoires de Chadli Bendjedid, troisième président de la République, disparu en 2012, est tiré à 30 000 exemplaires. Modeste pour une population estimée à 37 millions d’habitants. La presse vient alors à la rescousse : publication de bonnes feuilles, critiques et commentaires alimentent l’intérêt et suscitent le débat. Et quand l’Histoire prend le pas sur l’actualité, les Mémoires d’un ancien patron de l’armée algérienne ou d’un ex-chef d’État deviennent un argument de vente pour la presse quotidienne, qui lui consacre de plus en plus de place.
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