Tunisie : la pénurie d’essence attise la colère
Après le sucre, la farine, le lait, le beurre, l’eau minérale, la Tunisie est confrontée depuis quelques jours à une pénurie de carburant. Si les autorités l’imputent au contexte mondial, de nombreux citoyens pointent de graves erreurs de gestion.
La crise s’est déclarée subrepticement. Elle a d’abord incubé lors des fêtes du Mouled, la célébration de l’anniversaire du Prophète, durant le week end du 8 octobre qui a connu un fort pic de trafic automobile, notamment inter-régional. Certains ont imputé aux jours fériés les problèmes d’approvisionnement des stations-service, d’abords évoqués sur les réseaux sociaux, puis relayés par les médias. Tous, néanmoins, se disaient certains d’un retour à la normale dès le lundi 10 au matin. Il n’en a rien été.
« Au lieu des embouteillages habituels, les files spectaculaires devant les stations-service m’ont fait comprendre qu’il y avait un problème. Mais je n’en ai mesuré toute la portée que lundi soir en constatant qu’il s’agissait d’une pénurie sévère », raconte Nadia, cadre dans une entreprise qui s’est mise en télétravail. D’autres ont dormi dans leurs véhicules pour être les premiers servis, mais aucun camion citerne n’est apparu, malgré les propos rassurants de Neila Nouira Gongi, ministre de l’Industrie, des Mines et de l’Énergie, qui assurait que le déchargement d’un navire était en cours, laissant ainsi entendre que la reprise de l’approvisionnement était imminente.
Il n’en a rien été non plus. Mardi 11, les files d’attentes se sont allongées. Les réseaux sociaux sont mis à contribution pour dénicher des stations ouvertes, et l’exaspération se mue en colère. À El Menzah 6, quartier résidentiel de Tunis, des véhicules de police stationnent pour désamorcer les velléités de certains usagers prêts à en venir aux mains. N’empêche, la tension est palpable. « Les autorités nous méprisent et ne sont pas capables de nous dire ce qu’il en est. Si on doit attendre trois jours leurs annonces, qu’on sache au moins comment s’organiser », tempête, excédé, un délégué médical qui parcourt en moyenne 100 kilomètres par jour.
Les hausses de prix passent mal
Impacté dans son travail, il est aussi révolté que l’on fasse non seulement peu de cas des Tunisiens et de leurs contraintes mais que les autorités leur imputent une forme de voracité. « Ils nous plongent dans la précarité, puis s’étonnent que la majorité veuille faire le plein, et estiment que l’attitude des consommateurs est abusive », s’agace une mère de famille. À l’arrêt du bus pour le centre-ville, Alya est du même avis : elle a des rendez-vous administratifs, mais aucun des rares bus n’a d’horaires précis. « Et on dit de Tunis que c’est une capitale et que les compétences pullulent ! », raille cette prothésiste dentaire.
La Tunisie privée d’essence pendant quatre jours, c’est du jamais vu. « On a accepté quatre hausses successives du prix du carburant, dont la dernière début octobre, on paye le litre sans plomb 2,4 dinars, et la compensation n’a pas encore été levée. Où allons-nous si le gouvernement ne fournit pas les services attendus ? », tacle le patron d’un service de livraison. Les propos de Rachid Ben Daly, directeur général des hydrocarbures au ministère de l’Énergie, qui a tenté de justifier les hausses par une imaginaire flambée du prix du baril sur le marché mondial, n’ont pas amélioré la situation, et pour beaucoup d’automobilistes, l’État cherche simplement à remplir ses caisses.
La communication officielle s’enlise dans les maladresses. Le porte-parole du gouvernement, Nasreddine Nsibi, a de son côté attribué les problèmes d’approvisionnement à la crise mondiale et à l’indisponibilité de certains produits subventionnés. Un argument qui joue sur la confusion, puisqu’il occulte le fait que la Tunisie a largement entamé son stock stratégique et que la pénurie d’hydrocarbures est due aux difficultés financières du pays dont les fournisseurs exigent d’être payés dès le débarquement de la marchandise et qui ne peut non plus s’appuyer sur des garanties de banques locales pour confirmer des commandes.
Le pays est en grande difficulté, mais les silences du gouvernement ont contribué à camoufler l’assèchement des finances publiques et à laisser entendre que la mauvaise passe était passagère. Une première et brève rupture d’alimentation des pompes, en juillet 2022, semblait confirmer le côté occasionnel de la crise. Mais la réalité était tout autre.
Un budget mal calculé
Aujourd’hui, les langues se délient. Indigné, l’ancien ministre de l’Éducation, Hatem Ben Salem, somme la cheffe du gouvernement, Nejla Bouden, d’exposer la situation réelle du pays aux Tunisiens et rappelle que l’État programme ses importations de carburant une année avant leur échéance. D’autres soulignent que la sonnette d’alarme a été tirée à plusieurs reprises tant il était inconcevable que la loi de finances 2022 ait été adoptée sur la base d’un prix du baril à 75 dollars, bien en deçà des 93 dollars actuels. « Ces erreurs ne pardonnent pas, surtout quand il s’agit du budget d’un État », déplore un économiste.
Après plusieurs jours de pénurie, le gouvernement se trouve au pied du mur. D’autant que lui seul sait combien de jours sont couverts par le stock stratégique, qui a été fortement sollicité ces dernières semaines. Certains espèrent un coup de pouce miraculeux de l’Algérie ou de la Libye, mais Mahmoud El May, expert international dans le secteur pétrolier, s’inquiète plutôt des retards de paiement. Il souligne aussi la difficulté à recomposer un stock stratégique puisque actuellement les quantités reçues sont distribuées en totalité, et alerte sur « l’effet domino et les risques d’arrêt de l’économie si une cargaison n’est pas aux normes requises ». Des éléments qui n’augurent rien de bon au moment où la Tunisie a lancé un nouvel appel d’offres pour l’achat de carburant en 2023.
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