Maghreb : pourquoi le salafisme ne passe pas

Très actifs depuis le Printemps arabe, les salafistes peinent cependant à mobiliser les fidèles tant leur discours extrémiste va à l’encontre des traditions locales.

Avant la prière du vendredi, à la mosquée de la Zitouna, à Tunis. © Ons Abid/J.A

Avant la prière du vendredi, à la mosquée de la Zitouna, à Tunis. © Ons Abid/J.A

Publié le 6 février 2013 Lecture : 10 minutes.

En Tunisie, on a fêté le Mouled (l’anniversaire de la naissance du Prophète, le 24 janvier) comme on prépare une bataille. Les imams salafistes s’opposaient à cette célébration et sont allés jusqu’à prohiber la traditionnelle assida, sorte de porridge à la farine ou aux grains de pin d’Alep, équivalent de la tamina algérienne et marocaine. Tout cela n’a rien de fortuit. Pour les Tunisiens, il s’agissait d’affirmer une identité… que leur dénient les intégristes. L’assida est même devenue un symbole pour certains hommes politiques qui se sont fait les porte-parole de ceux qui estiment que « trop, c’est trop ».

En moins de un an, pas moins de dix-sept mausolées ont été profanés, saccagés et brûlés, tandis que les Tunisiens perdaient leurs repères cultuels et culturels. « J’avais mes habitudes à la mosquée d’El-Fath, explique un septuagénaire, mais les prêches sont si radicaux que je ne m’y retrouve pas, ce ne sont pas mes valeurs. Pour certains, même notre gestuelle de la prière ne correspond pas à leur canon. À mon âge, ils veulent m’apprendre comment prier ! » Comme lui, de nombreux Tunisiens ont changé de lieu de prière. « Si la prière collective hebdomadaire n’unit pas les croyants et n’est pas source d’apaisement et de recueillement, autant rester chez soi », ajoute Mourad, un pharmacien, qui effectue désormais le rite du vendredi dans son officine.

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L’apparition de barbus vêtus à l’afghane avait suscité la perplexité chez les Tunisiens, mais la tentative d’installation d’un islam ultra-rigoriste, d’obédience wahhabite heurte une population pourtant largement conservatrice et pieuse. « Le discours salafiste m’est étranger. Comme s’il s’agissait d’une autre religion. Le comble, c’est qu’ils nous traitent de mécréants. Devons-nous démontrer que nous sommes autant musulmans qu’eux ? Comment peuvent-ils se permettre de diviser les musulmans, alors que le Coran réprouve cela ? » s’exclame Sayda, employée aux affaires sociales.

Spécificités

Apparus au lendemain des révolutions et issus, en grande partie, des banlieues européennes ou des pays du Moyen-Orient, les salafistes représentent moins de 1 % des Tunisiens et prônent un retour à une religion des origines qui gommerait les spécificités d’un islam maghrébin. Le Maghreb est devenu un champ de confrontation entre l’ultraorthodoxie wahhabite et un islam sunnite ouvert sur le présent. Mais le problème n’est pas tant le salafisme que l’absence de réflexion et de débat autour d’un islam modéré et tolérant porté par une large majorité. La difficulté d’une approche de l’islam maghrébin tient au flou qui entoure les concepts de modération et de tolérance. Ils sonnent comme des termes génériques qui engloberaient aussi bien des fondements véhiculés par le Coran que leur transcription au quotidien par une société hétérogène devenue plus permissive au contact de l’Occident.

En Tunisie, l’avancée des salafistes s’opère surtout, comme en Algérie, à travers des mutations sociales.

« On s’agite autour de la condition des femmes et de la consommation d’alcool, on parle de la problématique de l’héritage et on s’interroge sur l’application de la charia. Rien de tout cela ne nous avait jamais effleuré l’esprit, nos acquis faisaient partie de nos fondamentaux au même titre que la religion, et ce sont aussi nos oulémas qui les ont édifiés », lâche, excédée, une universitaire. « Comment réconcilier le musulman contemporain avec sa religion, combler le fossé entre l’exercice du culte et les conditions d’une vie sécularisée ? se demande l’islamologue Abdelmajid Charfi, qui soutient que si la dictée est divine, l’expression est humaine », et qui souligne que l’islam est à l’épreuve de l’interprétation. Depuis quatorze siècles.

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Si 60 % des Maghrébins ignorent leurs origines ethniques, tous se savent musulmans. « Nous avons assimilé notre islam au fil des siècles, il a façonné notre société, il nous imprègne, il est inscrit dans nos gènes », estime leur écrasante majorité, qui se réclame d’un islam sunnite malékite, où la pratique soufie est largement répandue, une culture cultuelle en totale opposition avec le courant wahhabite. Pour l’intellectuel tunisien Hamadi Redissi, jamais Mohamed Ibn Abd al-Wahhab, fondateur du mouvement, n’aurait pu imposer un islam radical, fanatique, sectaire, austère, puritain, réactionnaire, longtemps considéré comme une secte, sinon comme une hérésie (ses adeptes ont profané La Mecque au XIXe siècle), sans le concours des Saoud. Grâce à la manne pétrolière, ces derniers ont fait en sorte que le wahhabisme, qui « nivelle et aplatit la pensée », selon les mots de l’anthropologue et philosophe tunisien Youssef Seddik, s’installe dans le monde musulman au détriment des courants traditionnels, beaucoup plus ouverts. Car on est ici en présence de deux visions opposées du divin et de la foi. Pour les sunnites malékites, l’identité divine est transcendantale, omniprésente et omnisciente, tandis que les wahhabites, tout en installant Allah dans les cieux, opèrent un anthropomorphisme en l’assimilant à Ses créatures, rejettent toute intercession et bannissent la moindre innovation en matière de religion. Mais le grand point de discorde est dans l’approche de la foi ; chez les malékites, elle intègre une dimension humaine et ne fait aucun distinguo entre musulmans, qu’ils soient pratiquants assidus ou non. L’islamologue marocain Rachid Benzine soutient ainsi que « le Coran est une métaphore, non une loi ». Du côté wahhabite, seule une pratique scrupuleuse est la condition de la réalisation de la foi. Deux approches fondamentalement opposées qui se livrent bataille en Tunisie et, dans une moindre mesure, en Libye.

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Au Maroc, le statut de Commandeur des croyants du Roi et son ascendance chérifienne ont freiné l’émergence de l’extrêmisme.

© Sipa

Réformisme

Si, en Tunisie, quelques affrontements ont semblé spectaculaires, l’avancée des salafistes s’opère surtout, comme en Algérie, à travers des mutations sociales. Le cheikh Abdelfattah Mourou, cofondateur du parti islamiste Ennahdha, dénonce ainsi les formations rémunérées de jeunes oulémas wahhabites, alors que Kamel Sakri, chercheur en civilisation musulmane, souligne que cette tendance projette la Tunisie dans « une guerre de courants ». Cette confrontation avait été préparée et nourrie par le prosélytisme des chaînes satellitaires, quand les médias locaux ne se préoccupaient guère de religion. L’Algérie, elle, a payé un lourd tribut à l’islamisme radical, dont elle ne veut plus entendre parler. Parallèlement, l’État a su tirer parti de l’amalgame entre citoyenneté et religiosité, se posant comme le protecteur de la société contre les dérives fondamentalistes. Mais il donne aussi des gages d’islamité à la population, d’où le chantier de la Grande Mosquée d’Alger. Pour sa part, le Maroc s’est prémuni contre le mal. Le statut de Commandeur des croyants du roi, son ascendance chérifienne et sa prise en main des affaires religieuses depuis les attentats de 2003 ont freiné l’émergence de l’extrémisme.

La Tunisie n’a en revanche rien vu venir. Beaucoup pensaient qu’une tradition séculaire bien établie ne pouvait être source de discorde et qu’un courant malékite, organisé autour d’un volet fixe, celui des préceptes de la religion, et d’un volet d’ijtihad (« effort de réflexion »), était garant d’un islam modéré et ouvert. Mais cette question de la religion est devenue une tour de Babel. « Tous parlent au nom de l’islam, mais ce n’est assurément pas le même ; chacun le réinvente au présent, analyse Hamadi Redissi. En fait, la divergence est plus profonde : il est aujourd’hui quasi impossible de s’accorder sur ce que l’islam ordonne sans discussion possible ou sur ce qu’il prohibe absolument, sur ce qu’il désapprouve ou recommande, sur ce qu’il affirme licite et ce qu’il laisse à la discrétion de chacun. Cette équivoque le rend méconnaissable, y compris et d’abord aux yeux de ses adeptes, qui se déchirent à longueur de journée. » En d’autres termes, l’islam est pris entre les lézardes de sa tradition et l’impact des temps modernes. C’est ce qu’exprime finalement le désarroi des Tunisiens face au mouvement salafiste. « Depuis le XIXe siècle, à tous les niveaux de l’existence, le monde musulman vit un dualisme fondamental entre le patrimoine historique, turathi, et les phénomènes sociaux, culturels ou politiques qui, de l’extérieur, ont investi ce patrimoine, le hadathi [le "moderne"], explique Yadh Ben Achour, spécialiste des théories politiques islamiques. Depuis, le monde musulman s’inscrit dans une dialectique d’opposition entre le turathi et le hadathi, l’"ancien" et le "nouveau". »

Sous le signe du malékisme

Au début était le Coran. La parole révélée emprunta les voies commerciales pour se répandre rapidement en Orient. Mais les conquérants arabes se heurteront, au Maghreb, à la résistance des autochtones berbères. Il fallut près d’un demi-siècle et pas moins de trois campagnes pour planter l’étendard de l’islam en terre amazigh. La conquête fut d’abord l’oeuvre d’Okba Ibn Nafaa, qui fonda Kairouan en 670, première ville sainte du Maghreb, et atteignit l’Atlantique où, prenant Dieu à témoin, il jura « qu’il n’y avait plus d’ennemis de la religion à combattre ni d’infidèles à tuer ». Avec la sédition de Koceila, un chef berbère, et celle de la Kahena, les Arabes se replièrent en Cyrénaïque, avant que le général Moussa Ibn Noussair, émir de l’Afrique du Nord, s’implante au Maroc et confie l’expédition contre la péninsule Ibérique, en 711, à un Berbère converti, Tariq Ibn Ziyad. Dans la seconde moitié du VIIIe siècle, une dîme imposée par les califes de Bagdad aux musulmans non arabes est à l’origine de la discorde avec les Berbères. Cette discrimination, alors que le Coran prône l’égalité entre croyants, provoqua un rejet du sunnisme et l’émergence, pendant un temps, des schismes kharijite et chiite. L’islamisation du Maghreb sera définitive après les invasions, au XIe siècle, des Banu Hilal et des Banu Souleim, nomades pillards originaires d’Arabie, envoyés par les Fatimides du Caire, rivaux du califat de Bagdad, pour punir les Maghrébins de leur indépendance à leur égard. Les deux tribus dévastèrent la région, qui s’en relèvera difficilement.

Mais le malékisme, diffusé par l’imam Sahnoun dès le IXe siècle, s’était solidement enraciné. Avec la conquête de la Sicile et de l’Andalousie, le Maghreb était devenu un pôle de rayonnement de la civilisation arabo-musulmane. Pieuses, doctes et savantes, les universités de Kairouan, Fez et Tunis formèrent les élites de la région. Kairouan, centre d’enseignement de la jurisprudence malékite, adopta le contrat de mariage kairouanais, qui conditionne la polygamie à l’accord de la première épouse. À partir de la tradition et en privilégiant l’ijtihad (« effort de réflexion »), le Maghreb façonna son propre islam et rejeta les courants extrémistes, aussi bien le théocratisme des Rostémides en 758 que la tentative d’introduction du wahhabisme en 1810, vigoureusement dénoncée par les oulémas. F.D.

De fait, depuis l’accession de la Tunisie à l’indépendance, les fondements de la tradition ont été sapés. L’enseignement zitounien a été marginalisé, et les imams des mosquées ont été assujettis à la propagande du pouvoir. La religion était réduite à une pratique sans être sous-tendue, en l’absence d’élite intellectuelle, par un débat. « Il y a une pédagogie à mettre en place, une politique de transmission, car l’islam est autrement viable et explicable », affirme Youssef Seddik, tandis que l’historien Mohamed Talbi appelle à se regrouper pour lutter contre cette nouvelle inquisition. La relance de l’enseignement zitounien et un recentrage sur l’école et le rite malékites sont prônés par le cheikh Abdelfattah Mourou, qui demande au pouvoir de créer une instance de régulation du fait religieux et de provoquer un débat national autour de l’islam, l’identité et la foi. Les premiers à vouloir engager la réflexion sont les cheikhs de la Zitouna, qui veulent renouer avec la tradition de réformisme propre à leur université, tentent de retrouver une place usurpée par les extrémistes, alors que de nouveaux théologiens convergent pour démontrer que la pensée religieuse moderne rompt avec la doctrine traditionnelle par sa méthodologie, son caractère scientifique et sa finalité.

Paradoxe

Chez les modernistes, la réflexion aboutit à un paradoxe : « Le combat contre l’invasion pernicieuse d’un islam rétrograde est le plus difficile. Nous devons faire un devoir de mémoire et agir pour défendre notre tunisianité. Or la défense du progressisme passe par la défense de notre islam, car il est fondé sur le progressisme religieux de nos ancêtres. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons convaincre nos concitoyens que ceux qui prétendent défendre notre identité arabo-musulmane sont en réalité en train de la détruire », explique Sami Bahri, du parti Ettakatol.

L’islam est aujourd’hui à un moment charnière de son histoire. Certains veulent retourner aux sources et s’y arrêter. D’autres considèrent qu’elles ne sont qu’un point de départ pour s’inscrire dans la modernité. « Il ne fait pas de doute que l’âge d’or pour les générations musulmanes à venir n’est pas un idéal se situant dans le passé. L’âge d’or est une construction permanente et future qu’on crée au niveau de la vie et par la pensée », écrit le théologien Hmida Ennaifer. Les intentions nées dans l’urgence du moment sont là. La réflexion s’amorce, mais tout mouvement a besoin de symbole. Est-ce la raison pour laquelle le président Moncef Marzouki a donné le nom de Malek Ibn Anas à la mosquée de Carthage, qui portait celui de l’ex-dictateur ?

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