Tunisie – Algérie : la frontière de tous les trafics
Armes, drogue, carburant, produits de consommation courante : tous les jours, des milliers de marchandises entrent illégalement sur le territoire tunisien.
Le 10 décembre 2012, une brigade de la garde nationale tunisienne patrouille dans la zone frontalière de Fériana, près de Kasserine. Ses membres sont aux aguets. Quatre jours plus tôt, une voiture roulant en direction de l’Algérie a été arrêtée un peu plus au nord, à côté de Jendouba. À son bord, quatre individus, des armes de combat et des produits explosifs. Deux ont été interpellés, les autres ont réussi à prendre la fuite. Les gardes nationaux sont sur leurs traces. Lorsqu’ils arrivent près de la localité de Bou Chebka, à deux kilomètres de la frontière algérienne, ils sont attaqués par un groupe de barbus. Les tirs pleuvent. Quatre membres des services sont blessés et un jeune adjudant de 27 ans, Aniss Jelassi, est tué.
Une dizaine de jours et de multiples opérations de ratissage plus tard, seize membres d’un groupe terroriste en lien avec Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) sont arrêtés dans le massif du Djebel Chambi. Pour la plupart âgés de moins de 30 ans, ces hommes étaient entraînés par trois Algériens proches d’Abdelmalek Droukdel, l’émir d’Aqmi, qui se cacherait en Kabylie. Selon le ministre de l’Intérieur, Ali Laarayedh, cette cellule projetait des actions terroristes en Tunisie (lire encadré). Quelques jours avant le drame de Fériana, le président Moncef Marzouki s’était publiquement inquiété des problèmes sécuritaires le long de la frontière tuniso-algérienne. « Des quantités d’armes ayant appartenu au régime Kadhafi sont passées aux mains des islamistes non seulement en Libye, mais aussi en Algérie et en Tunisie », avait-il alors déclaré à la revue britannique The World Today.
Une vaste zone passoire où s’échangent en toute illégalité armes et drogue, mais aussi carburant, produits alimentaires ou appareils électroménagers.
Déjà bien implantés du temps de Ben Ali, les trafics d’armes et de marchandises en tout genre avec le voisin algérien ont fortement augmenté depuis la chute du régime, en janvier 2011. Profitant du flottement sécuritaire postrévolutionnaire, les réseaux clandestins et terroristes ont prospéré le long de la frontière, de la côte méditerranéenne aux confins du Sahara tunisien. Cette zone frontalière est aujourd’hui une vaste passoire. Chaque jour s’y échangent en toute illégalité armes et drogue, mais aussi carburant, produits alimentaires ou appareils électroménagers.
Doigt d’honneur
Originaire de Nefta, petite ville du Jérid proche de la frontière, Naïm* a abandonné sa calèche à touristes pour la contrebande il y a six ans. Dans cette région minée par le chômage, il n’est pas le seul à s’être converti au trafic frontalier pour s’en sortir. Au volant de sa vieille Renault 21 break, sur la route menant au poste frontalier de Hazoua, ce trentenaire gaillard assure que le « travail » est plus facile que sous « Zaba ». « Avant, on avait peur de la garde nationale : on travaillait la nuit, en empruntant des pistes, en prenant beaucoup de précautions, se rappelle-t-il. Aujourd’hui, on passe en pleine journée en leur faisant presque un doigt d’honneur ! » En sens inverse, des pickup rentrent d’Algérie chargés de jerricanes de 20 ou de 200 litres d’essence. Ils passent les contrôles de sécurité sans encombre. Acheté 400 millimes tunisiens (0,19 centime d’euro), le litre se revend 1,2 dinar – soit trois fois plus – en Tunisie. D’après Naïm, les forces de sécurité n’ont plus aucune autorité et ferment les yeux sur le trafic d’essence par peur d’éventuelles représailles. Côté algérien, un bon bakchich aux douaniers fait généralement l’affaire.
Les coups de fil se passent sous une couverture pour cacher la lumière du téléphone portable.
Au fil des kilomètres, dans une immensité aride parsemée d’arbustes desséchés, Naïm raconte les dessous de la contrebande tuniso-algérienne. Toutes les marchandises ne bénéficient pas du laissez-passer implicite accordé au carburant. Les pneus, les appareils électroménagers et le tabac arrivent encore d’Algérie à la nuit tombée par l’une des nombreuses pistes qui sillonnent le désert. Les Tunisiens paient en cash, parfois en produits alimentaires, comme des pâtes ou de l’huile de tournesol. « On fixe un point de rendez-vous à la frontière avec nos contacts algériens, explique le contrebandier en montrant l’horizon, garé au milieu des sables. On s’y rend en 4×4, en roulant doucement, phares éteints. » Une personne s’assoit généralement sur le rebord de la fenêtre passager pour guider le chauffeur et faire le guet. Les coups de fil se passent sous une couverture pour cacher la lumière du téléphone portable. Une fois rentrés, les trafiquants revendent leur butin à la sauvette ou approvisionnent les commerçants de la région.
"Zatla"
Outre les armes et les produits de consommation courante, le trafic de drogue a lui aussi fortement augmenté depuis la chute du régime. De la zatla – du cannabis – en provenance du Maroc, mais aussi de la cocaïne arrivée d’Amérique du Sud après avoir remonté le Sahara. Certains trafiquants dressent spécialement des ânes égyptiens, couleur sable, pour convoyer leurs livraisons. Une fois chargées, les bêtes traversent seules la frontière sur un kilomètre avant d’être récupérées de l’autre côté par une seconde équipe. Les cargaisons se comptent alors en dizaines de kilogrammes.
L’ombre d’Aqmi
D’après le ministre de l’Intérieur, Ali Laarayedh, les seize individus arrêtés mi-décembre 2012 dans la zone montagneuse du Djebel Chambi appartenaient à un groupe terroriste baptisé Les Milices d’Okba Ibn Nafaa en Tunisie. L’objectif de ce réseau était de créer une branche active d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) sur le territoire tunisien. Prônant l’application de la charia et le jihad, ses membres étaient pour la plupart originaires de la région de Kasserine. Certains seraient par ailleurs proches du mouvement Ansar el-Charia, d’Abou Iyadh. Selon les autorités, les suspects planifiaient des opérations en Tunisie. Ils s’entraînaient à manier des armes et à fabriquer des bombes. Lors de leur intervention, les forces de l’ordre ont confisqué des explosifs, des fusils d’assaut, des munitions, des cartes géographiques, des jumelles et des tenues militaires. Plus de un mois après les faits, dix-huit personnes appartenant à cette milice jihadiste sont toujours activement recherchées. B.R.
Les nouvelles autorités tunisiennes peinent à lutter contre ces différents réseaux. « Il est vrai que l’appareil sécuritaire est sorti affaibli de la révolution, notamment sur le plan moral et logistique. Forcément, cela facilite les trafics », confirme Khaled Tarrouche, porte-parole du ministère de l’Intérieur. Qui assure néanmoins que des progrès sont en cours. Les chiffres officiels sont là pour le prouver. En 2012, 441 opérations de contrebande ont été stoppées par la garde nationale à la frontière tuniso-algérienne, contre 91 en 2011. Pour la drogue, seuls 374 g de cannabis ont été saisis en 2011, contre 165 kg en 2012.
Tunis et Alger assurent lutter de concert contre la criminalité transfrontalière. « Il y a une forte tradition de coopération entre les services sécuritaires tunisiens et algériens, assure Khaled Tarrouche. Nos deux pays ont une volonté commune de combattre tous ces trafics. » En décembre 2012, plusieurs rencontres bilatérales consacrées à la sécurisation de la frontière ont eu lieu en Algérie et en Tunisie. Un mois plus tard, le 12 janvier, alors que les forces maliennes et françaises entraient en guerre ouverte contre les groupes islamistes armés au Mali, Hamadi Jebali, Abdelmalek Sellal et Ali Zeidan, respectivement Premiers ministres tunisien, algérien et libyen, se retrouvaient à Ghadamès, dans le sud-est de la Libye, pour tenter d’améliorer leur collaboration sécuritaire dans un contexte régional plus que jamais instable. À l’issue de cette réunion, les trois dirigeants se sont engagés à créer des points de contrôle communs et à mettre en place des patrouilles concomitantes le long de leurs frontières. Sur le terrain, Naïm et les autres contrebandiers savent bien que la perméabilité actuelle de la zone frontalière tuniso-algérienne est temporaire. « On ne sait pas combien de temps ça va durer, donc on en profite tant qu’on peut », confie-t-il. Et d’ajouter, sourire provocateur en coin : « De toute façon, même s’ils renforcent la surveillance, on ne s’arrêtera pas. »
* Le prénom a été modifié.
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Par Benjamin Roger, envoyé spécial à Nefta (@benja_roger)
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