Maroc : ElGrandeToto, 7liwa, Naar… Le rap en darija s’exporte
L’influence des nouveaux rappeurs marocains, qui gagnent en créativité inclusive, dépasse les frontières en dépit de la barrière linguistique.
« Bon shit, Karan w barida, Guala, big thune Darija Darija » : le refrain du morceau Salina (C’est la rue) oscille entre argot latino-américain, français, anglais et darija, le dialecte marocain. « Karan w barida » désigne deux spécialités culinaires d’Oujda, la « guala » désigne l’argent, un terme argotique utilisé par Pop Smoke ou Post Malone aux États-Unis. Sorti en mai, le single réunit autour d’ElGrandeToto les artistes les plus populaires de la scène rap marocaine et a remporté un grand succès – le clip, tourné à Casablanca, a généré 5 millions de vues sur YouTube.
Accompagné par une industrie musicale tout juste naissante, le rap marocain compte de plus en plus d’admirateurs à l’international, et les artistes le composant se professionnalisent davantage. Un milieu en effervescence où les textes sont depuis toujours interprétés en darija, à distance des langues coloniales européennes comme de l’arabe classique, réservé à l’administration et aux médias.
Si le darija n’est pas une langue officielle du royaume chérifien, c’est la langue du parler quotidien et de la créativité, comme en témoignent des morceaux de rap au rythme bien spécifique, mêlés d’un vocabulaire emprunté à la mondialisation et aux influences du hip-hop international. Le terme lui-même désigne une langue hétérogène qui regroupe plusieurs dialectes selon les régions. Si les rappeurs s’adressent avant tout à un public essentiellement marocain, leur créativité plait à l’international en dépit de la barrière linguistique.
Au-delà du sens, l’énergie
« Avant, je me disais qu’on pouvait exporter des groupes de rock sur la scène internationale puisque c’était plutôt lié à l’énergie qu’ils transmettaient au public, mais que le rap aurait du mal puisqu’on cherche plutôt à comprendre le propos », explique Yassin Tabouktirt, directeur-adjoint du label marocain New District – cofondé avec Amine Benjelloun et Anas Basbousi (l’artiste Bawss) par le réalisateur Nabil Ayouch en 2020. « Cette nouvelle génération nous prouve le contraire, avec des collaborations internationales. » En première ligne, l’album d’ElGrandeToto Caméléon, paru en 2021, auquel contribuent des artistes marocains comme SmallX, français comme Hamza et Damso, ou encore néerlandais comme 3robi.
Derrière ce rayonnement exponentiel – 4 des 10 artistes les plus écoutés du monde arabe sur Spotify en 2021 sont des rappeurs marocains –, le sens des paroles passe après le rythme et la musicalité des morceaux. En témoignent les vidéos de « rap réaction », où des internautes donnent leurs impressions lors de l’écoute des titres : « On a des Anglais, des Américains ou des Égyptiens qui écoutent du rap en darija alors qu’ils ne le comprennent pas, indique Yassin Tabouktirt. Ce qui attire, c’est le clip, l’énergie et la richesse de la langue, ce fait d’être en perpétuelle mutation et de tout absorber sans avoir de règle linguistique ! »
En 2019, le collectif Naar, qui se qualifie de »postculturel » – souhaitant l’abolition des frontières culturelles pour qu’émerge une égalité des chances et des cultures – atteste de l’envolée de la scène rap marocaine avec l’album Safar. Onze artistes marocains – Madd, SmallX, Shobee, Tagne, Issam… – et 19 artistes internationaux se partagent l’affiche du projet, qui est suivi par une tournée européenne en 2019.
Le succès du titre Money Call, dans lequel s’associent les deux frères Shobee et Madd avec Laylow – dont le nom n’avait pas encore atteint sa notoriété actuelle – le confirme. « No, no time for feelings », scande Madd dans le premier couplet, « Baby 3ayni ghir fel millions » (« Bébé, j’ai les yeux fixés sur les millions »). Finalement, dans le morceau qui alterne de manière équilibrée entre les trois rappeurs, le darija des deux Marocains prime en terme de quantité sur le français du rappeur toulousain.
« Je me suis rendu compte après la sortie de l’album que les morceaux ayant les plus gros ‘feats’ ne sont pas ceux qui ont le mieux fonctionné, analyse Mohamed Sqalli, directeur artistique et co-fondateur de Naar. Quand on a fait Money Call, Laylow avait à peine une dizaine de milliers de followers. Étant un artiste de niche, son public était de nature curieuse, ils ont donc vraiment creusé le morceau, et cette scène. » Si des collaborations avec des artistes très populaires comme Lomepal fonctionnent, elles n’atteignent pas le succès de Money Call.
Dans cette logique de création multilingue, Naar organise une semaine de résidence pour que les artistes se rencontrent et se mettent d’accord sur les thématiques abordées. « C’est le principe de la trap, qui se fonde sur la musicalité et la topline », rappelle Mohamed Sqalli. La topline fait référence à la mélodie chantée aux paroles dénuées de sens qui sert de base au projet. « Tous les artistes ont la même ligne de travail et ce qui importe, c’est que le morceau soit stylé, même si tu peux faire passer des messages derrière. »
Trois ans après la sortie de Safar, le rappeur ElGrandeToto s’est pourtant accaparé à l’international cette scène rap en effervescence. Premier artiste écouté de la région MENA (qui comprend l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient) en 2021 avec plus de 50 millions de streams, d’après le classement Spotify, le rappeur s’approprie une culture rap plus occidentale, employant notamment du vocabulaire de la scène francilienne. En témoigne le refrain du titre Salade Coco, écrit en français entre deux couplets en darija.
Des propos revendicatifs
C’est à Casablanca qu’a émergé, dans les années 1990, une scène rap et hip hop, notamment autour du complexe culturel Sidi Belyout, près du port. Contestataire à l’origine, elle s’est développée sous l’impulsion d’artistes, comme le groupe H-Kayne ou Don Bigg, et de la création de festivals comme L’Boulevard – qui a organisé sa 20e édition en septembre 2022 dans une atmosphère chaotique – ou encore Mawazine, à Rabat.
Depuis le Mouvement du 20 février 2011, les textes sont moins engagés directement à l’encontre de l’État – en raison de plusieurs arrestations d’artistes ayant critiqué la monarchie, comme Mouad BelgHouat alias El Haqed en 2012 ou Mounir Gnawi en 2019. Les revendications sociales sont néanmoins très présentes, comme la misère sociale, la misogynie ou les inégalités.
« Lghorba f 3ayni, ma tsolwnich 3lach tla3t dasser », raconte le rappeur 7liwa dans un morceau en collaboration avec le franco-marocain Lartiste, en 2016 : « J’ai l’immigration dans le viseur, ne me demande pas pourquoi je suis devenu hautain ». Il poursuit sur la volonté de départ de certains Marocains : « Drari hna 3aycha à l’aise talbin inchalah ghir mchiw lbled klrona », soit « les potes sont à l’aise, ils espèrent pouvoir partir dans les pays scandinaves » – littéralement, le « pays des couronnes ».
La lutte contre les inégalités et pour l’inclusivité sont d’ailleurs ce que promeuvent de nouveaux labels comme New District, avec une ligne éditoriale qui explique mettre en avant les droits de la femme et des minorités sexuelles. Des propos revendicatifs et des textes destinés à la population marocaine avant toute ambition internationale.
Comme 7liwa – dont le pseudonyme fait référence à la douceur, a contrario de ses textes –, les rappeurs cherchent avant tout à parler aux Marocains. L’artiste, suivi par 1,3 millions de personnes sur Instagram, a signé avec le label Sony Music Middle East en 2019 et s’apprête à sortir un nouvel album. Sur les réseaux sociaux, sa communication se fait avant tout en darija, avec l’alphabet latin, même s’il utilise parfois le français ou l’anglais. « C’est très important de créer dans sa culture, en darija, pour que l’accès à la création se fasse en premier lieu pour les gens du même pays que toi », soutient Mohamed Sqalli. « Dans un second temps, c’est une culture authentique qu’on peut réussir à exporter, pas un ersatz. »
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