Kako Nubukpo : « La Cedeao connaît une dérive »
Sanctions contre le Mali et la Guinée, alliances avec la Russie, impact de la guerre en Ukraine, projet de Zlecaf, réforme du F CFA, ambitions politiques… L’économiste togolais répond sans détour à Jeune Afrique.
L’ACTU VUE PAR – Plus discret depuis qu’il s’est installé à Ouagadougou en avril 2021, en tant que commissaire à l’Agriculture, aux Ressources en eau et à l’Environnement de l’Uemoa, Kako Nubukpo reste un intellectuel engagé. Le 12 octobre, il a fait paraître Une solution pour l’Afrique (Ed. Odile Jacob), un nouvel essai sur les « communs » africains, ces biens dont l’Afrique regorge et qui, faute de régulation, sont détruits, notamment sous la pression des puissances émergentes.
Interrogé par JA, l’ex-ministre togolais de la Prospective et de l’Évaluation des politiques publiques réaffirme son indépendance et sa vision d’un continent autonome et libre de ses choix. Critique à l’égard des partenaires de l’Afrique, dont il est important selon lui de rappeler le caractère non-aligné, cet infatigable pourfendeur du F CFA pointe aussi ce qu’il estime être des rendez-vous manqués par les dirigeants ouest-africains.
Jeune Afrique : Vous vous êtes opposé très tôt aux sanctions prises par la Cedeao à l’égard du Mali. Pourquoi ?
Kako Nubukpo : Sur le Mali, mon souci porte sur le fait que les États utilisent des instruments d’intégration économique pour prendre ces sanctions. C’est quand même paradoxal qu’une institution qui s’est battue pour son indépendance vis-à-vis du pouvoir politique soit finalement convoquée pour geler les avoirs de l’État malien, ou empêcher toute transaction financière avec les banques de l’Uemoa.
Mes critiques ont ciblé explicitement les sanctions impliquant la Banque centrale parce qu’à ma connaissance, Bamako n’avait enfreint aucune des règles de gestion monétaire ou de la réglementation des changes. La Banque centrale ne s’était même pas réunie pour constater une éventuelle infraction. Pour preuve, quelques semaines après, la Cour de justice de l’Uemoa a demandé la suspension de ces sanctions. Elle n’a pas été entendue, et il a fallu attendre le 3 juillet pour que ces dernières soient levées.
Quel bilan en dressez-vous ?
Je pense qu’elles n’ont pas eu l’effet escompté, dans la mesure où le Mali s’est tourné vers d’autres partenaires comme la Guinée, l’Algérie et la Mauritanie. Sans compter que l’Union européenne a toujours continué de signer des accords avec le pays. Donc les États de la Cedeao se trouvaient être les seuls à le sanctionner ainsi. Même dans le cadre du transport aérien, Air France a continué de desservir Bamako, alors que les compagnies ouest-africaines comme Asky et Air Côte d’Ivoire en étaient empêché. À tout le moins, il y a eu un manque de coordination pour que ces sanctions aient l’effet recherché.
Êtes-vous aussi sévère envers les sanctions visant les dirigeants de la transition guinéenne et interdisant les transactions avec les institutions financières du pays ?
Je me sens légitime à ne m’exprimer que sur les sanctions économiques. Ce que j’observe, c’est que la Cedeao connaît une dérive. C’est une communauté économique et, à l’heure actuelle, sa raison d’être semble être la gestion de crises politiques. Au moment des sanctions contre le Mali, on s’est aperçu que l’on ne dispose pas de documents suffisamment solides pour les justifier. On a l’impression qu’elles ont été décidées de manière circonstancielle. D’ailleurs, il n’y a pas eu d’acte additionnel pris par la Conférence des chefs d’État, comme c’est normalement le cas. C’est le communiqué pris à l’issue du sommet de la Cedeao qui a servi d’élément de droit pour faire appliquer les sanctions. C’est pour cela que la Cour de justice a cassé la décision.
La Centrafrique ou encore le Mali ont fait le choix de nouvelles alliances avec la Russie. Est-ce condamnable ?
Je pense que ma génération, et encore plus la jeunesse africaine, a soif de sortir des tutelles. Peu importe qu’il s’agisse de la France, de la Russie, de la Chine, de la Turquie. Il faut que l’Afrique se développe en choisissant elle-même ses partenaires. Voir ce qu’il se passe actuellement comme une simple substitution d’allégeance d’une puissance à une autre provoque un sentiment d’infantilisation. Il est important d’affirmer le caractère non-aligné de l’Afrique.
Dans le contexte de la guerre en Ukraine, est-il fair-play de demander aux dirigeants africains de choisir leur camp entre Russes et Occidentaux ?
Je pense qu’on doit être ferme sur les valeurs que l’on défend, qu’il faut réaffirmer les impératifs de démocratie, du respect des droits, de la transparence et de la bonne gouvernance. Mais des États souverains doivent pouvoir être libres d’aller dans le sens qu’ils estiment conforme à leurs intérêts.
Vous êtes le tenant d’un néoprotectionnisme africain. Pourtant, vous misez peu sur le projet de Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf). Pourquoi ?
Je suis contre le libre-échange parce que c’est la liberté du loup dans la bergerie. Les écarts de productivité entre les agricultures du Sud et les agricultures du Nord vont de 1 à 400, c’est-à-dire que quand le paysan de l’Arkansas et celui de la Casamance travaillent pendant une heure, le premier produit 400 fois plus. Quand vous mettez sur le même marché ces deux producteurs de riz, le Casamançais meurt parce qu’il ne peut pas supporter certains niveaux de prix.
Cette démonstration est aussi valable pour les relations intra-africaines, parce qu’il n’y a pas de commune mesure entre le Maroc et le Burundi. Penser que l’on va créer un marché dans lequel vont cohabiter des producteurs marocains et burundais, c’est déclarer d’emblée la mort du second eu égard aux écarts de productivité.
Ceci dit, je ne suis pas contre le principe de la zone de libre-échange, je dis simplement qu’il faut qu’on veille, notamment, à la solidarité budgétaire. Dans le cas cité, cela voudrait dire que le Maroc accepterait de transférer des ressources au Burundi pour renforcer ses capacités de production afin que l’échange soit juste.
Mais ne faut-il pas voir une étape importante dans l’initiative du secrétariat de la Zlecaf, annoncée le 7 octobre, qui permet à huit pays du continent d’entamer des échanges commerciaux à des tarifs préférentiels ?
Toutes les expériences sont bonnes à prendre parce qu’on en tire des enseignements. Toutefois, j’observe que les questions de fond sont rarement abordées : est-ce que nous voulons être ensemble dans le cadre africain ? Quelle est la vision politique ? Quel est le degré de solidarité que nous sommes prêts à consentir ? Des constructions comme la Zlecaf ne reposent pas sur des questions techniques, comme on voudrait nous le faire croire, mais bien sur des questions politiques. Je trouve cette dépolitisation des débats inquiétante. « L’économisation systématique » empêche finalement d’associer les citoyens, laissant l’impression que ce sont des technocrates qui se réunissent quelque part pour décider.
Après avoir publié L’Urgence africaine, dans votre nouvel ouvrage, Une solution pour l’Afrique, paru le 12 octobre, vous donnez des pistes pour aider le continent à recouvrer sa souveraineté. C’est un programme politique… À qui s’adresse-t-il ?
C’est clairement un programme politique qui s’adresse, en reprenant une formule biblique, à toutes les personnes de bonne volonté. J’observe que l’Afrique fait de plus en plus l’objet de prédation pour ses matières premières avec une concurrence effrénée, notamment des émergents. Aujourd’hui, l’Afrique rend des services écosystémiques au reste du monde, par exemple au travers de la forêt congolaise. Pour moi, l’urgence africaine doit être la préservation de ces communs – biens tangibles comme le foncier, les minerais… ou intangibles, comme la connaissance partagée par une communauté – qui, sans régulation, sont amenés à disparaître.
Doit-on en déduire que vous avez des ambitions politiques ?
J’aspire à servir encore plus et mieux mon pays que je ne le fais actuellement à la Commission de l’Uemoa. Il y a plusieurs façons d’être utile. Les défis sont nombreux et passionnants, notamment ceux qui se situent à l’échelle continentale. Mais je ne peux pas en dire plus pour le moment.
Fin novembre, la COP27 se tiendra à Charm-El-Cheikh pour adopter de nouvelles mesures permettant de limiter l’ampleur du changement climatique. Regrettez-vous, comme l’a fait cette semaine le président ghanéen Nana Akufo-Addo lors de sa visite à Paris, le manque de soutien apporté par les grandes puissances aux pays africains dans leur adaptation à ces nouvelles contraintes ?
Je crois que le désamour d’une partie de la jeunesse africaine vis-à-vis du monde occidental a un lien avec les promesses non tenues. Deux exemples. Le premier concerne l’accompagnement promis aux Africains pour atteindre la neutralité carbone après la COP21. On a l’impression que le rôle écosystémique que joue l’Afrique pour la préservation de la biodiversité dans le monde n’est pas visible et ne donne pas lieu à des contreparties financières.
Le second exemple, ce sont les droits de tirage spéciaux que le FMI et les pays occidentaux ont promis. À l’heure où je vous parle, il n’y a pas eu un seul dollar ou un seul euro un qui soit arrivé en Afrique. J’étais au Conseil des ministres de l’Uemoa à Dakar il y a une semaine, et il y avait le directeur Afrique du FMI. La question de la rétrocession lui a été posée et il l’a confirmée. Les États en ont un besoin crucial pour lutter contre la crise alimentaire actuelle.
Parce que la situation est grave ? Peut-elle aller jusqu’à des émeutes de la faim, comme en 2008 ?
La situation est grave parce qu’en Afrique de l’Ouest, il y a en réalité cinq chocs qui se conjuguent : climatique, sanitaire, sécuritaire, politique et un dernier lié à la crise russo-ukrainienne. Leur addition crée une vulnérabilité sans précédent. Ce qui rend la situation extrêmement préoccupante, c’est que le monde rural et le monde urbain connaissent les mêmes vulnérabilités. Dans le monde rural, car le prix des intrants a été multiplié quelquefois par quatre. Les paysans n’ont eu accès qu’à 40 % des intrants qu’ils ont l’habitude d’avoir, et on s’attend à une baisse record de la production. Et dans les villes, parce qu’en raison de la crise russo-ukrainienne, les populations sont confrontées à des difficultés d’approvisionnement en céréales.
Les pays doivent-ils prendre des mesures exceptionnelles pour, quoi qu’il en coûte, soulager leurs populations ?
Oui, les États devraient prendre des mesures exceptionnelles, sauf qu’ils ont très peu de marge de manœuvre budgétaire. À court terme, ils ne peuvent que faire appel à la solidarité internationale.
Le projet d’abandon du F CFA au profit de l’Eco a été reporté à 2025. Qu’est-ce que vous inspire cette décision prise l’an dernier par les chefs d’État de l’Uemoa ?
J’observe cela avec beaucoup de regret et de tristesse. Il y a une forme de raidissement des gouvernements autour des critères de convergence. Compte tenu de l’hétérogénéité des économies, il y aura toujours de bonnes raisons de reporter la mise en place d’une nouvelle monnaie si l’élément déterminant doit être la convergence nominale. On ne voit pas comment on pourrait la lancer aujourd’hui en respectant ces critères de limitation de l’inflation, du niveau d’endettement, du déficit budgétaire, alors même qu’une crise sans précédent fait rage.
C’est exactement la même chose que pour la zone de libre-échange continentale, on renvoie sur le plan technique des questions éminemment politiques. Les deux questions essentielles sont : est-ce que la France est sincère lorsqu’elle prétend vouloir accompagner la mise en place de l’Eco ? Et le Nigeria, qui est le poids lourd économique de l’espace Cedeao, veut-il vraiment abandonner le naira au profit d’une monnaie commune ? Tant qu’on n’aura pas de réponses claires, on ira malheureusement de report en report.
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