Côte d’Ivoire : comment Blé Goudé s’est fait coincer
En cavale depuis plus de vingt mois, l’ancien chef des Jeunes Patriotes a été arrêté au Ghana le 17 janvier, puis extradé vers son pays où il a été inculpé de crimes de guerre et auditionné par la justice ivoirienne. Problème : la Cour pénale internationale le réclame elle aussi.
Jeudi 17 janvier au petit matin, Tema, dans la banlieue d’Accra. Charles Blé Goudé, l’ex-« général de la rue » de Laurent Gbagbo, vient de sortir de la douche et se sèche tranquillement dans sa chambre, située à l’étage de sa résidence. Sans doute pense-t-il à l’interview qu’il doit accorder à l’envoyé spécial d’un journal ivoirien. Ou à l’entretien qu’il a eu la veille avec son ami Richard Dacoury, qui doit le représenter fin janvier auprès de Macky Sall, le chef de l’État sénégalais, chargé d’une délicate médiation entre Abidjan et les pro-Gbagbo en exil.
Soudain, des bruits inhabituels au rez-de-chaussée. Il enfile à la hâte caleçon et T-shirt avant de s’élancer dans l’escalier où il tombe nez à nez avec un officier ivoirien de la Direction des renseignements généraux (DRG). Deux collègues, accompagnés d’un agent ghanéen du Bureau national des investigations (BNI), l’attendent en bas des marches. « On a de la chance, il est là ! » exulte l’un d’eux. Blé Goudé, 41 ans, n’est pas surnommé « le crabe aux dix-huit trous » pour rien. Avec sa faculté à vivre dans la clandestinité et à disposer de multiples planques il a longtemps brouillé les pistes.
Bio express
1er janvier 1972 Naissance à Niagbrahio (région de Guibéroua, Centre-Ouest)
1998 Succède à Guillaume Soro à la tête de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci)
2000 Élection de Laurent Gbagbo
2002 Après un séjour en Grande-Bretagne, rentre au pays au lendemain du déclenchement de la rébellion
2004 Incite ses Jeunes Patriotes à s’opposer à l’armée française devant l’Hôtel Ivoire
2006 Récidive, cette fois devant les sites de l’ONU
2007 Participe à la Caravane de la paix
Avril 2011 Quitte clandestinement la Côte d’Ivoire
17 janvier 2013 Arrestation à Accra.
Les agents le conduisent jusque dans la chambre où il va récupérer sa carte d’identité et son passeport ivoiriens – les vrais, au milieu d’autres documents falsifiés – ainsi que quelques effets. Puis ils partent. Direction, les locaux du BNI. Blé Goudé comprend que l’étau s’est refermé sur lui et que son extradition vers Abidjan n’est plus qu’une question de jours.
Sans protection
Sous sanctions onusiennes (interdiction de voyager et gel de ses avoirs) depuis 2006, il a en effet préféré ne pas se présenter dans les bureaux du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR, qui dépend de l’ONU), passage obligé pour obtenir le statut de réfugié au Ghana. Trop risqué. Contrairement à Justin Koné Katinan, qui fut le porte-parole de Laurent Gbagbo et le ministre du Budget de son dernier gouvernement, Blé Goudé n’a formulé aucune demande d’asile et ne jouit donc d’aucune protection particulière. Aux yeux de la loi, c’est un clandestin. Matthew Amponsah, le procureur de la République, réputé pour sa rigueur juridique, est visiblement gêné. Le lieutenant-colonel Larry Gbevlo-Lartey, coordinateur de la Sécurité nationale du Ghana, qui travaille avec des membres de la DRG depuis plusieurs mois, semble, lui, favorable à une extradition.
Pour convaincre la justice ghanéenne, les agents ivoiriens présentent une copie du document de notification des charges retenues contre Laurent Gbagbo, rédigé par le bureau du procureur de la Cour pénale internationale (CPI), qui cite à plusieurs reprises Blé Goudé. Et notamment ces passages : « Gbagbo était déterminé à rester au pouvoir. Quelque temps avant l’élection de 2010, aidé par des membres de son entourage immédiat, parmi lesquels Simone Gbagbo et Charles Blé Goudé, il a adopté une politique visant à attaquer son rival, Alassane Ouattara, ainsi que des membres de son cercle politique et des civils considérés comme ses partisans dans le but de conserver le pouvoir par tous les moyens y compris la force létale. […] Tout au long de la crise postélectorale, Gbagbo a maintenu un contact régulier avec son entourage immédiat, dont Simone Gbagbo, Charles Blé Goudé et les principaux commandants des FDS [Forces de défense et de sécurité, NDLR] afin de faire le point sur [cette] politique et d’en coordonner la mise en oeuvre. »
Extradition
Vendredi 18 janvier, 15 heures. Les autorités ghanéennes autorisent l’extradition de l’ancien secrétaire général de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci). À 15 h 45, trois 4×4 et un fourgon quittent en trombe le BNI. Destination : Noé, ville frontalière ivoirienne, où un autre convoi se charge de conduire le fugitif le plus célèbre du pays à Abidjan, dans les locaux de la Direction de la surveillance du territoire (DST). On installe Blé Goudé dans la « cellule » où avait séjourné quelques mois plus tôt Moïse Lida Kouassi, un autre cacique du régime Gbagbo, arrêté à Lomé en juin 2012.
Nul ne sait précisément où il se trouve assigné à résidence, si ce n’est que c’est à Abidjan et non dans le nord du pays comme cela a pu être dit.
Le lundi 21 janvier en milieu de matinée, il est conduit sous bonne escorte devant Delphine Cissé Makouéni, doyenne des juges d’instruction du tribunal du Plateau. Inculpé de « crimes de guerre, assassinats, vols en réunion, dégradation et destruction de biens d’autrui », il est placé sous mandat de dépôt. Il a pu voir ses avocats une dizaine de minutes seulement. Ces derniers envisagent de traduire le Ghana et la Côte d’Ivoire devant la Cour de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) pour contester la légalité de son arrestation et de sa détention. Charles Blé Goudé est ensuite transféré en résidence surveillée. Nul ne sait précisément où, si ce n’est qu’il se trouve à Abidjan et non dans le nord du pays comme cela a pu être dit. « Compte tenu du contexte et de la personnalité [du détenu], nous ne pouvons prendre aucun risque et observons le plus grand secret, explique Hamed Bakayoko, le ministre ivoirien de l’Intérieur, à J.A. Vous comprendrez aisément qu’il ne peut être incarcéré dans une simple maison d’arrêt, surtout pour sa propre sécurité. »
CPI ?
Quid de la CPI, qui le réclame également ? À La Haye, on explique qu’il n’y a aucun mandat d’arrêt public émis contre Charles Blé Goudé. Ce qui signifie aussi qu’il peut exister un mandat d’arrêt sous scellé (qui n’est donc pas rendu public), comme dans le cas de Simone Gbagbo. Les autorités ivoiriennes devront peut-être choisir entre le livrer à la justice internationale ou le juger elles-mêmes. Or, sur ce point, la position d’Alassane Ouattara est claire : si les circonstances de l’époque et le statut de Laurent Gbagbo justifiaient, selon lui, qu’il soit remis à La Haye, tous les autres acteurs de la crise ivoirienne seront désormais jugés dans leur pays…
Après plus de vingt mois de cavale, Blé Goudé a été arrêté au moment où on s’y attendait le moins. En effet, depuis juillet 2012, il était en contact avec plusieurs personnalités à Abidjan, notamment Hamed Bakayoko et Guillaume Soro, le président de l’Assemblée nationale. C’est en tout cas ce qu’il affirmait à des proches. Ses appels du pied à Charles Konan Banny, eux, avaient tourné court. Blé Goudé répétait à l’envi que le président de la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation (CDVR) ne disposait pas d’une marge de manoeuvre suffisante pour assurer son retour au pays et lui garantir qu’il ne serait pas inquiété. Objet des supposées négociations : son amnistie contre une participation active à la réconciliation nationale.
Blé Goudé envisageait-il sérieusement cette hypothèse ? Le 13 décembre dernier, dans un lieu tenu secret de la capitale économique ivoirienne, plusieurs membres de son Congrès panafricain des jeunes et des patriotes (Cojep) se sont réunis en session extraordinaire. Ce conclave a décidé de changer le nom du Cojep – devenu Congrès panafricain pour la justice et l’égalité des peuples – ainsi que son statut : de groupe de pression il s’est mué en mouvement politique. Blé Goudé en demeurait le président et s’imaginait un destin national. Un calcul bien naïf : si tant est que ces négociations ont bien eu lieu, Bakayoko a maintenu en mission les agents de la DRG qui traquaient l’ex-général de la rue.
Trahison
Les temps ont bien changé : l’arrestation de celui qui levait les foules au plus fort de la crise ivoirienne en novembre 2004, quand l’armée française menaçait le régime de son mentor, ou lors du conflit postélectoral, n’a pas provoqué de séisme. D’une part, parce que n’est pas Laurent Gbagbo qui veut : plus le temps passe, plus on s’aperçoit que la plupart de ses ex-lieutenants, privés de son ombre tutélaire, ne pèsent individuellement que fort peu. D’autre part, parce que tout le monde semble y gagner, ou presque. Les autorités, qui accrochent une personnalité de plus à leur tableau de chasse et affaiblissent davantage le camp adverse. Mais aussi le Front populaire ivoirien (FPI)… Si ce dernier a « condamné l’arrestation et l’inculpation du leader du Cojep, qui jurent avec les professions de foi […] de paix et de réconciliation » et exigé sa libération, il s’est empressé de souligner qu’il « entend aller jusqu’au bout des négociations actuelles » avec le pouvoir. Le jour de l’extradition de Blé Goudé, d’ailleurs, la direction du FPI était reçue par Daniel Kablan Duncan, le Premier ministre. Pour le FPI actuel, privé de ses ténors, le Cojep et Blé Goudé représentaient surtout une concurrence indésirable. Quant aux plus intransigeants des partisans de l’ancien président, ils n’ont jamais vraiment goûté sa « désertion » précoce au plus fort de la crise et encore moins les rumeurs de négociations avec Abidjan, perçues comme un acte de trahison.
Charles Blé Goudé est donc de retour à la case prison, qu’il fréquenta entre 1994 et 1999, sous Henri Konan Bédié, pour son engagement syndical estudiantin. Cette fois, alors qu’il est tombé entre les mains de ceux qu’il a tant haïs, son séjour pourrait bien être beaucoup plus long…
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