Les illusions perdues du Printemps arabe
Frank Nouma est un journaliste indépendant.
Le 17 décembre 2010, un jeune Tunisien, Mohamed Bouazizi, s’immolait par le feu, donnant ainsi naissance à la révolution du jasmin, puis au Printemps arabe. Certes, le monde démocratique avait toutes les raisons de se réjouir de ces révoltes. Ben Ali en Tunisie, Moubarak en Égypte, Kadhafi en Libye, trois dictateurs dont la chute permettait donc, pensa l’Occident, la libération aussi inattendue qu’inespérée de peuples opprimés depuis de longues années. Mais force est de constater, si l’on dresse un premier bilan objectif, que c’est plutôt un hiver islamiste qui se profile à l’horizon. En Libye, les milices surarmées, anarchiques et hors de contrôle prolifèrent. En Égypte, les Frères musulmans sont sur le point d’instaurer une dictature religieuse. Enfin, en Tunisie, le fondamentalisme islamiste est en train de s’installer au coeur de la société.
Ce sont en effet les partis intégristes qui règnent désormais en maîtres, avec la probable inscription dans les futures Constitutions de la charia, cette rétrograde et obscurantiste loi islamique où le statut des femmes mais également ceux des homosexuels, des laïcs, des juifs et des chrétiens subissent un effroyable bond en arrière.
Dictature théocratique
C’est précisément l’un des enjeux du référendum que le président égyptien Mohamed Morsi, soutenu par les Frères musulmans, a soumis à son peuple, qui a favorablement répondu à cet appel identitaire. Car, il faut bien le reconnaître, il n’y a pas plus de démocratie en Égypte aujourd’hui que sous l’ère Moubarak. Au contraire, une nouvelle dictature théocratique est en train de se substituer à la dictature politique de l’ancien régime, avec une dérive autoritaire encore plus affirmée que la précédente. Elle dénie toute liberté de pensée, de parole, de culte autre que l’islam, et opprime les consciences en ce qu’elles ont de plus intime et « sacré ». Qu’il suffise, pour s’en convaincre, d’interroger les différentes minorités chrétiennes, dont les Coptes, qui furent pourtant jadis un des piliers culturels de l’Égypte. Les sociétés égyptienne, libyenne et même la société tunisienne sont en train de régresser de manière significative sur le plan des libertés individuelles. C’est une involution plus qu’une évolution, où toute référence à la laïcité, condition sine qua non de toute véritable démocratie, est bannie de la nouvelle loi.
Dans ces conditions, le grand critère de la démocratie – un régime politique dans lequel seul le peuple est souverain -, s’il est nécessaire, s’est révélé insuffisant. Certes, cette ultime définition est proche du sens étymologique du mot « démocratie » (pouvoir du peuple).
Seulement voilà, ce qui pouvait apparaître au départ comme un bien précieux, sinon une vertu, peut aussi se transformer, in fine, en une autre tyrannie : la dictature des masses. Surtout lorsque ces dernières s’expriment au détriment de la liberté des individus.
Démocratie
C’est le danger qui guette aujourd’hui, par-delà leurs indéniables mérites, les révolutions arabes, fussent-elles parées du beau nom – malheureusement galvaudé – de « démocratie ». Car c’est une étrange idée de la démocratie que se font ces nouveaux émirs de Tunis, de Tripoli ou du Caire : un système qui, contrairement à ce que préconisa Montesquieu dans De l’esprit des lois, ne connaît pas la séparation des pouvoirs en trois instances distinctes et indépendantes.
C’est dire qu’il ne saurait y avoir de démocratie, à moins d’en donner une définition tronquée, là où il n’y a pas de séparation entre les pouvoirs législatif (le Parlement), exécutif (le gouvernement) et judiciaire (la justice). C’est cette évidence que bon nombre de nos responsables politiques, nos intellectuels, ainsi que nos médias semblent ignorer lorsqu’ils qualifient de « démocratique » ce largement surévalué Printemps arabe. Sauf à limiter la démocratie au seul comptage des bulletins de vote et à en sacrifier l’esprit humaniste et universaliste. D’où cette question, si l’on veut véritablement aider, sans leurre ni hypocrisie, sans fausses promesses ni faux espoirs, les jeunes générations à emprunter, en ces terres tourmentées, le difficile chemin de la vraie liberté : qu’ont donc de si « démocratiques », à moins d’infirmer notre propre vision de la démocratie, ces prétendues révolutions arabes, lesquelles ne sont tout au plus que des révoltes populaires ?
Il est des avenirs prétendument radieux qui se révèlent parfois, faute de clairvoyance tout autant que de résistance, d’interminables et tragiques cauchemars.
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