Maroc : jeunes et célibataires… par défaut

Dans une société qui s’individualise, on convole en justes noces de plus en plus tardivement. Et en attendant d’avoir les moyens de fonder une famille, garçons et filles bricolent leur sexualité.

Le célibat des femmes est plutôt forcé dans les milieux modestes. © AFP

Le célibat des femmes est plutôt forcé dans les milieux modestes. © AFP

Publié le 30 janvier 2013 Lecture : 5 minutes.

«À Casablanca, il est plus facile de trouver des souliers de luxe qu’un mari acceptable », s’agace Ghita dans un battement de cils. Elle nous a donné rendez-vous dans une des rues commerçantes du Maarif, où elle a ses habitudes de serial-shoppeuse. Cadre supérieur dans une société immobilière, elle s’affiche en célibataire endurcie. « J’ai 29 ans, je gagne bien ma vie et je vis encore chez mes parents. Si un mec veut m’épouser, il a intérêt à présenter de solides arguments. » Il y a bien eu des petits copains, mais la pression commence à se faire sentir. « Mon père est plutôt cool, c’est ma mère qui s’inquiète », soupire Ghita.

Comme elle, de nombreuses jeunes femmes assument leur célibat. Fini le temps il fallait se marier jeune, avoir des enfants et se ranger. Plus généralement, le célibat n’est plus cette transition rapide entre l’enfance et l’entrée dans la vie adulte, puisqu’il s’allonge. D’après les statistiques compilées par le Haut-Commissariat au plan (HCP), l’âge moyen du premier mariage est de plus en plus tardif : 31,4 ans pour les hommes, 26,6 ans pour les femmes. Pour ces dernières, cet âge s’établissait, en moyenne, à 17,5 ans en 1960. « Si les filles de la bourgeoisie peuvent faire la fine bouche, la réalité est tout autre dans le reste de la population », nuance Abdessamad Dialmy, sociologue, pour qui le célibat est généralement forcé, notamment pour des raisons matérielles.

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Impossible

« De plus en plus de jeunes attendent de terminer leurs études, de décrocher un emploi stable et d’avoir un logement avant d’envisager le mariage », explique le sociologue. Car le mariage reste un important marqueur de conformisme social. Si 44,1 % des jeunes âgés de 18 à 24 ans déclarent penser au mariage, selon l’enquête nationale sur les jeunes (HCP, 2011), la proportion de femmes est plus élevée (57,6 %) que celle des hommes (34,1 %). Pour les jeunes hommes, les raisons avancées pour souhaiter le mariage sont la stabilité et la constitution d’une famille (62,3 %), et le devoir religieux (34,1 %). « Toutes les filles que j’ai connues étaient d’accord pour s’amuser mais pas pour s’engager sérieusement », témoigne Nabil, 24 ans. Cet étudiant en première année de master revendique plusieurs expériences sexuelles, mais n’envisage pas de se marier dans l’immédiat. Comme s’il y avait d’un côté les filles à la jambe légère et de l’autre les bonnes à marier. « Pas du tout », s’amuse Lamia, 28 ans, fiancée depuis trois ans. « Le plus important est de savoir ce qu’on veut. De même que les garçons ne viennent pas au mariage sans expérience, les filles aussi ont le droit de rencontrer des garçons. » La revendication d’un libre choix du partenaire semble donc partagée par les deux sexes. « Mais il y a des limites que toutes les filles connaissent », s’empresse d’ajouter Lamia, qui rougit quand on lui demande lesquelles. « Toutes les filles veulent se marier, on ne peut pas en dire autant des garçons », renchérit sa collègue Amal, mariée depuis peu.

L’âge du premier acte sexuel complet est en moyenne de 17 ans.

« En réalité, le célibat est le plus souvent subi pour des raisons financières et matérielles qu’idéologiques. Même chez les garçons », rappelle Abdessamad Dialmy. On a beaucoup spéculé ces dernières années sur les causes du recul du mariage. Nombre d’opposants à la réforme du code de la famille, entrée en vigueur en 2004, incriminent la Moudawana. Leur argument, simple, est souvent repris : les dispositions plus équitables envers les femmes ont fait fuir les hommes. D’autres y voient la cause de la vogue du mariage coutumier, dit orfi, qui n’a pas de valeur légale au Maroc et crée des situations administratives difficiles, notamment pour les enfants qui sont issus de ces quasi- « unions libres ». En réalité, le mariage de droit commun selon la nouvelle législation repose sur la séparation des biens. Si les époux souhaitent opter pour la communauté de biens, ils doivent le stipuler dans un contrat écrit, qui reste très rare dans la pratique. « Je ne pense pas que la nouvelle Moudawana empêche en réalité le mariage », tranche Dialmy. En attendant de pouvoir se marier, les jeunes ne restent pas pour autant inactifs sexuellement. D’après le sociologue, l’âge du premier acte sexuel complet est en moyenne de 17 ans. Quand on sait que les femmes se marient en moyenne dix ans plus tard et les hommes quatorze ans, il est clair que les jeunes se débrouillent autrement. Il y a la prostitution bien sûr, qui reste courante dans le pays, mais pas nécessairement accessible pour les plus jeunes, ni même pour les célibataires dans certaines régions rurales, où elle est un « privilège » des hommes mariés. Le plus souvent, les premières relations sexuelles se vivent en dehors du mariage et en dehors du circuit marchand. Reste l’amour librement consenti, ce que le sociologue appelle pudiquement « l’alternative érotico-amoureuse ».

Garçonnière

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Si l’on s’intéresse aux conditions dans lesquelles les jeunes vivent leurs amours, une contrainte revient constamment : le « local ». Appelé également pritch, c’est, à l’origine, la garçonnière, lieu de rencontre pour célibataires ou hommes mariés entretenant une relation extraconjugale. Le pritch manque le plus souvent aux jeunes pour se rencontrer dans l’intimité. Abdessamad Dialmy avait soulevé la question très tôt dans un ouvrage qui fait figure de classique (Logement, sexualité et islam, Eddif, 1995). Elle reste d’actualité. Selon le HCP, 92,8 % des hommes de 18 à 24 ans et 68,7 % des femmes du même âge vivent chez leurs parents. Sauf dans l’éventualité de l’absence des parents, les jeunes doivent donc bricoler des relations sexuelles là où ils le peuvent : dans des salles de cinéma, chez des amis, dans des espaces publics à l’abri des regards (bois, parkings, etc.). Cette absence d’intimité est doublée du risque que fait peser la loi sur ceux qui se feraient surprendre.

Dès la nuit tombée, certains policiers n’hésitent pas à menacer les amoureux d’un petit tour en estafette.

L’article 490 du code pénal punit de un mois à un an de prison ferme les relations sexuelles hors mariage et, dès la nuit tombée, certains policiers n’hésitent pas à menacer les amoureux d’un petit tour en estafette. Perspective qui ajoute l’humiliation au sentiment d’injustice. Ce qui fait dire au politologue Omar Saghi que clandestinité sexuelle et clandestinité politique vont de pair : « Ceux qui, à 16 ans, ont dû supplier un quelconque flic de ne pas les emmener au poste parce qu’ils se tenaient par la main et parce qu’en la matière la famille allait être aussi répressive, aussi brutale que l’État policier, se forment à la vie mutilée des dictatures. » L’Association marocaine des droits humains (AMDH) a d’ailleurs appelé en juillet 2012 à abroger l’article 490, « qui traduit l’hypocrisie du système juridique marocain vis-à-vis de la liberté sexuelle ». Pour la présidente de l’AMDH, Khadija Ryadi, « nous savons tous que les relations sexuelles en dehors du mariage sont courantes au Maroc. Le fait que tout cela soit caché favorise les abus et les atteintes aux libertés individuelles ». Abdessamad Dialmy élabore d’ailleurs une théorie de la transition sexuelle : « Après une période où les normes et les pratiques sexuelles étaient prisonnières de l’islam, le Maroc est aujourd’hui entré dans une deuxième phase, où les normes restent religieuses mais les comportements se sécularisent. » Le changement, c’est pour bientôt ?

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