Serge Guetta, un banquier au coeur d’or
Grand ami de « Jeune Afrique » et de Béchir Ben Yahmed, ce vrai spécialiste de l’Afrique et du développement, généreux, enthousiaste et qui a toujours épousé les causes justes, nous a quittés le 13 janvier.
Ce qui reste, aujourd’hui, c’est la certitude d’avoir connu un homme essentiel, de qualité, rare, proche des siens et des autres. Vivant pleinement. Avec générosité. Ce qui reste, c’est le sourire, la bonne humeur contagieuse. La chaleur de la voix, l’enthousiasme du Méditerranéen et de l’Africain qu’il aura toujours été. Serge Guetta, fils de Nina et de Victor, né à Gabès le 27 mars 1927 dans une fratrie de six garçons, est mort à Paris le 13 janvier, chez lui, au côté de Monique, la compagne des dernières années. Il aurait eu 86 ans dans quelques semaines. Il était l’ami de Béchir et de Danielle Ben Yahmed, mon ami, l’ami de notre famille, l’ami de Jeune Afrique, d’Afrique Magazine. Et un citoyen de notre continent.
Il a été très longtemps banquier, un banquier surprenant et atypique, reconnu comme l’un des meilleurs spécialistes du développement. Mais aussi un banquier épousant les causes justes, se mettant du côté des planteurs, des pays endettés, des débiteurs plutôt que des créanciers.
Il a été l’ami le plus proche et le plus ancien de Béchir Ben Yahmed. Son banquier des premiers temps aussi, celui de Jeune Afrique, par le biais de la Société tunisienne de banque (STB). Banquier providentiel sans qui probablement les choses auraient été différentes… Et tout au long de ces années, le conseiller éclairé de la maison. S’essayant même à l’écriture et au journalisme. Ferraillant avec BBY, justement, par articles interposés, sur les mérites ou les défauts de la Banque mondiale, les vertus supposées de la dévaluation du franc CFA, la réforme nécessaire de la Banque africaine de développement…
Tunisien et juif de culture, il est resté toute sa vie attaché à son passeport et à son identité. Un homme influent, côtoyant les chefs d’État et les ministres, mais aussi les petits, les chauffeurs de taxi, les serveurs. Un homme sans a priori, à l’aise dans le voyage et l’échange. Mais aussi un pater familias accompli. Tendre. Exigeant. Entier.
Tunisien et juif de culture, il est resté toute sa vie attaché à son passeport et à son identité.
L’histoire de Serge Guetta commence à Gabès, dans cette ville dure, proche de la frontière du Sud tunisien. Enfant, il préfère les cours de théâtre à l’école. Son frère Charles le pousse à quitter la province, à éviter un « avenir de cireur de chaussures » et à monter à Tunis pour y entreprendre des études de gestion et de commerce. Son frère Charles qui était aussi notre ami et qui fut tué en juillet 1971 lors de la tentative de coup d’État de Skhirat, au Maroc, par un soldat mutin.
Serge épouse Gabrielle (« Gaby ») Louzon en juillet 1954. Ils formeront un couple uni pendant cinquante ans. Et parcourront le monde avec leurs enfants, Daniel, Dominique et Isabelle. À Tunis, Serge entre à la Banque d’Algérie et de Tunisie, alors institut d’émission commun aux deux pays. C’est la fin des années 1950, l’époque de l’autonomie interne puis de l’indépendance. Serge reste en Tunisie, son pays. Une Tunisie à inventer et à construire. Les cadres sont rares, jeunes, enthousiastes, sans complexe. Une joyeuse équipe se constitue. Béchir et Serge deviennent amis. Des potes, des vrais, partenaires dans la fête, mais aussi dans le travail et les projets. Habib Bourguiba, président ambitieux, veut se défaire du poids des banques françaises. Il charge Azouz Mathari, son chef de cabinet, de fonder une institution nationale. La légende veut que ce soit autour d’une table de salle à manger qu’Azouz, Serge et Béchir aient « inventé » la STB. La légende dit aussi que les trois amis allèrent faire le tour des commerçants de la rue Al-Jazira pour les inciter à ouvrir des comptes et déposer des paquets de dinars aux guichets.
Très vite, la STB devient la première banque du pays (elle l’est toujours). Serge rencontre alors Danielle, veuve de Mohsen Limam, décédé dans un accident d’avion en novembre 1966, inventeur du plan de développement tunisien, directeur de cabinet du ministre Ahmed Ben Salah. Serge aide Danielle à mettre ses affaires en ordre. Ils deviennent amis. Les années passent. En 1968, il la présente à Béchir, célibataire convaincu. Avec une petite idée derrière la tête… On imagine le dîner, le date, comme disent nos amis américains : Serge et Gaby d’un côté, Danielle et Béchir de l’autre. Danielle et Béchir se marient à Rome le 2 avril 1969. Serge et Gaby seront évidemment les témoins de cette belle histoire.
Toujours en 1969, Serge est « repéré » par la Banque mondiale pour son expérience du développement et sa passion naissante pour l’Afrique des indépendances. Il rejoint le siège de la vénérable institution à Washington. Il représentera ensuite cette dernière à Kinshasa, au Zaïre, l’un des principaux pays clients de la Banque, l’un des plus complexes aussi, à une époque où tout semble possible. Mobutu en toque léopard, canne à la main, grand chef tout puissant… Six années de vie kinoise qui feront de Serge l’un des spécialistes reconnus du pays et de la région.
En septembre 1979, il prend la direction régionale pour l’Afrique de l’Ouest, avec résidence à Abidjan. C’est la première fois qu’un Africain occupe un poste de cette importance. La mission dure jusqu’en 1985. Serge est l’un des acteurs de ce que l’on appellera le miracle ivoirien. Un acteur lucide, puisque, dans ses rapports, il n’hésite pas à faire part de ses doutes. Il devient l’un des visiteurs de confiance de Félix Houphouët-Boigny. Les deux hommes parlent banque, finance, développement, peut-être même un peu politique. Serge tente de limiter l’appétit de capitaux du pays et son endettement massif. Dans une interview à J.A. (n° 1726, 3 au 9 février 1994), il racontera que « les bailleurs de fonds étrangers proposaient n’importe quoi avec des financements à 100 % ». Il tente aussi de convaincre le Vieux d’organiser sa succession, à l’image de Senghor au Sénégal. Le Vieux répondra que « partir, ce serait déserter » !
Il représente la Banque mondiale au pays de Mobutu, et sera l’un des acteurs du miracle ivoirien.
Je me rappelle tout particulièrement cette période. À 16 ans, je passais mes vacances de Pâques à Abidjan, mon tout premier voyage en Afrique subsaharienne. Je me souviens de la grande maison de Cocody. De Serge envahissant en chantant la cuisine, préparant du couscous au poisson. D’une ville illuminée, orgueilleuse, d’une patinoire au coeur des tropiques, du cinéma de l’Hôtel Ivoire, d’un périple à Assinie, dans une Afrique enchantée… Pourtant, on sentait que quelque chose s’était cassé, que le pays allait connaître des jours difficiles. Qu’il était sur le déclin.
En 1986, Serge quitte la Banque mondiale et s’installe à Bruxelles. À 59 ans, il entame une carrière dans le privé. D’abord avec l’entreprise belge Chanic, voyageant entre le plat pays et Kinshasa. En 1996, le couple Guetta s’installe à Paris. Serge travaille comme consultant indépendant. Il arpente l’Afrique de long en large et participe à la création du Groupe Banque atlantique. Son énergie est restée la même. Son appétit de la vie aussi.
En 2004, Gaby meurt brutalement, quelques jours après leur cinquantième anniversaire de mariage. Pour Serge, tout s’arrête. Il s’enferme. Cesse de travailler. Mais il n’a pas entièrement renoncé. Le destin lui offre un dernier bonheur, sa rencontre avec Monique Sebag. Grâce à elle, il vivra pleinement les cinq dernières années de son aventure. Il voyage, au Maroc, à Venise, revoit ses amis, accorde une attention permanente à ses petits-enfants, qu’il adore. La bar-mitzvah de ses deux petits-fils, Lionel et Nicolas, est pour lui un grand moment de bonheur. Tout comme la naissance de la petite dernière du clan, Lou-Enna, il y a presque quatre ans.
Et puis, voilà, Serge est parti, à son tour. Nous l’avons accompagné dans le carré juif du cimetière de Montparnasse, à Paris, rejoindre Gaby. Il faisait très froid, la journée s’annonçait neigeuse, pluvieuse, et pourtant un grand rayon de soleil est venu éclairer la cérémonie. Un petit message, peut-être venu d’ailleurs.
En regardant le ciel et les amis et la famille, tous ceux qui étaient là, nous nous sommes dit que ce qui resterait, toujours, finalement, c’est la chaleur, la générosité, l’enthousiasme, la jeunesse éternelle de Serge Guetta, dans nos mémoires et dans nos coeurs.
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* Directeur d’Afrique Magazine.
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