Décolonisation : l’histoire française sous la loupe des services secrets britanniques
Plongeant au coeur des archives des services secrets britanniques, deux journalistes livrent le regard de Londres sur la décolonisation française.
Qui de mieux que les Anglais pour critiquer la décolonisation française ? Deux journalistes, François Malye, grand reporter au Point, et Kathryn Hadley, du magazine History Today, ont fouillé durant deux années des kilomètres de cartons poussiéreux dans les locaux des archives nationales britanniques à Kew (banlieue londonienne). Au final, ils ont sélectionné une série de documents, citations et portraits inédits. Une histoire de la France revisitée par ses meilleurs ennemis, qui éclaire notamment sur les relations bilatérales à l’heure de la décolonisation.
L’idée du livre est venue lors de la rédaction d’un article consacré aux massacres de Sétif en Algérie en mai 1945 pour Le Point. En consultant les archives britanniques, les auteurs découvrent un rapport inédit du consul général anglais à Alger, John Carvell, fourmillant de détails sur la répression des nationalistes. Tout est parti, à l’époque, d’un tir sur un manifestant qui crée une insurrection. Cent deux Européens furent tués en représailles… avant que l’armée française n’entre en action (bombardements aériens, tirs de la marine, razzias de la Légion étrangère, des tabors marocains et des tirailleurs sénégalais…). « Un policier français a perdu la tête. Je suis certain qu’autant de sang n’aurait pas coulé si les militaires français n’avaient pas désiré perpétrer un massacre », a griffonné à l’époque le conseiller du Foreign Office. Carvell évoque encore les moteurs de la révolte – « La population souffre d’exploitation et de discrimination… Le point de vue français est, dans l’ensemble, que les Arabes sont une race inférieure dont les habitudes ne justifient pas l’application de normes européennes dans les affaires gouvernementales ou économiques » – et de prédire le déclenchement de la guerre d’Algérie, qui interviendra neuf ans plus tard. « La destruction impitoyable des villages et le massacre sans discernement de femmes et d’enfants ne seront jamais oubliés. Le mouvement passera forcément dans la clandestinité pendant un certain temps, mais resurgira ensuite sous une autre forme », ajoute alors le consul.
Suspicion
Le mardi 1er avril 1947, un télégramme de Peter Ivan Lake, un autre consul britannique à Tananarive, tombe sur le bureau du Foreign Office à Londres : durant la nuit du samedi au dimanche, Madagascar s’est révoltée. Il est question d’« insurgés autochtones » et de « victimes européennes ». Personne ne peut encore deviner que vient de s’ouvrir une autre des pages les plus sombres de la décolonisation. La répression des insurgés – des anciens soldats ayant combattu pendant la Seconde Guerre mondiale – est violente et cruelle. Lake vise le chef de la sûreté nationale de la Grande Île, le Français Marcel Baron : « Les méthodes dignes de la Gestapo avec lesquelles il traite les suspects politiques, ses incendies impitoyables et sans distinction de villages malgaches ont suscité la désapprobation des ministres. […] Le renvoi de ce fonctionnaire est fortement souhaitable car sa présence a causé une grande partie du climat de suspicion et de xénophobie. » À l’époque, le président Vincent Auriol, qui reconnaîtra plus tard les excès de la répression, donne carte blanche à cet ancien commissaire de police. Il faut faire un exemple afin que les autres possessions françaises ne soient pas tentées de suivre le même chemin de la révolte.
Si la France abandonne l’Indochine, sa position en Afrique pourrait bien en être ébranlée.
Anthony Eden, secrétaire d’État britannique aux Affaires étrangères
Quelques années de répit… Puis, le 21 juillet 1954, le président du Conseil, Pierre Mendès France, officialise la fin de la présence française en Indochine. Deux mois plus tôt, la France vient de perdre la guerre à Dien Bien Phu. Anthony Eden, secrétaire d’État britannique aux Affaires étrangères, prévient alors : « Si après la chute de Dien Bien Phu le gouvernement français abandonne le combat en Indochine, sa position en Afrique pourrait bien être ébranlée… » Deux jours plus tard, le Premier ministre, Winston Churchill, reçoit René Massigli, l’ambassadeur de France venu demander de l’aide. « Ne comptez pas sur moi, j’ai subi Singapour, Hong Kong, Tobrouk…, lui répond le Vieux Lion. Les Français subiront Dien Bien Phu. »
Frictions
Moins d’un an plus tard, le 22 mai 1955, des émeutes éclatent au Cameroun français alors que la guerre d’Algérie bat son plein. Londres est aux premières loges puisqu’elle administre le Cameroun britannique. Une fois encore, les Français la sollicitent pour mater les manifestations de l’Union des populations du Cameroun (UPC), mouvement indépendantiste dirigé par Ruben Um Nyobe et Félix-Roland Moumié. La répression est une nouvelle fois violente. Comme en Algérie, Paris met en place l’« école française de la contre-insurrection » théorisée à la suite du long conflit indochinois et de la cuisante défaite de Dien Bien Phu. Pour tenir les colonisés, les militaires ont carte blanche pour tester le nouveau concept : quadrillage et surveillance des populations, recours aux milices et à la torture, opérations de guerre contre les indépendantistes. La brutalité française est l’un des sujets de frictions avec les Britanniques qui livrent pourtant, de façon informelle, des membres de l’UPC ayant trouvé refuge au Cameroun anglophone. « Aussitôt ligotés, ils sont battus sous les yeux de nos policiers », relate alors un rapport britannique. Finalement, Um Nyobe est abattu par des tirailleurs tchadiens le 13 septembre 1958 près de Boumnyebel (à 70 km de Yaoundé), et Moumié assassiné par un agent des services français le 3 novembre 1960 à Genève.
Les relations franco-britanniques se tendent davantage après l’expédition de Suez. En juin 1956, les dernières troupes britanniques s’en sont retirées. Ce dont profite le colonel Nasser pour annoncer la nationalisation du canal, voie de transit privilégiée des marchandises du royaume. Anthony Eden, Premier ministre, obtient alors le soutien de son ami Guy Mollet, d’autant que le président socialiste du Conseil veut aussi abattre Nasser, qui soutient les indépendantistes algériens. Israël participe à l’offensive. Mais les Américains et les Soviétiques s’y opposent. Les Anglais, qui ont compris que la fin des empires coloniaux est proche, lâchent vite prise, au grand dam des Français. « Pour les deux pays, c’est un choc immense : c’en est fini de la politique de la canonnière et des colonies comme instruments de puissance », expliquent les auteurs. Battus en Indochine et défaits à Suez, les Français concentrent leurs rancoeurs sur l’Algérie où sont envoyés les parachutistes du général Massu pour démanteler le FLN dans la capitale où se multiplient les attentats à la bombe. On connaît la fin. C’est l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir, le 13 mai 1958, dans un contexte insurrectionnel. L’homme providentiel va alors engager les pourparlers avec les leaders des anciennes colonies. La plupart des pays d’Afrique subsaharienne obtiennent leur indépendance en 1960, l’Algérie en 1962.
Quand Élisabeth II écrivait à Hassan II
Une histoire digne d’un James Bond. C’est en ces termes que sir Patrick Reilly, l’ambassadeur anglais en France, qualifie l’affaire Ben Barka. Un an après la disparition du leader de l’opposition marocaine, enlevé à Paris en 1965, les diplomates de Sa Majesté pensent à un complot des services français et marocains et relatent les suspicions qui pèsent sur le général Oufkir, ministre de l’intérieur de Hassan II, et les tensions entre Paris et Rabat. À l’époque, le roi du Maroc envoie des émissaires à l’étranger pour nier toute implication du royaume. Mais les Anglais ne souhaitent pas s’immiscer dans la querelle franco-marocaine. La reine Élisabeth prétexte un déplacement à l’étranger pour refuser la venue de l’envoyé de Hassan II, Ahmed Balafrej. « Monsieur mon frère, écrit la reine. Je remercie Votre Majesté pour Votre lettre qui fut communiquée à Londres par la main de Votre émissaire et qui me fut transmise durant mon voyage aux Caraïbes… » Un chef-d’oeuvre d’hypocrisie diplomatique.
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