Afrique du Sud : Sixto Rodriguez, héros malgré lui

Chanteur engagé dans les années 1970, l’Américain Sixto Rodriguez a sorti deux albums dans l’indifférence quasi générale… Sauf en Afrique du Sud, où il est devenu sans le savoir une icône antiapartheid pour les Blancs libéraux. Le film qui retrace sa vie, signé par le réalisateur suédois d’origine algérienne, Malik Bendjelloul, a reçu l’Oscar du meilleur documentaire, le 25 février.

Rodriguez en 1971. Il sera en concert à La Cigale, à Paris, le 5 juin. © Moviestore/Rex Featur/Rex/SIPA

Rodriguez en 1971. Il sera en concert à La Cigale, à Paris, le 5 juin. © Moviestore/Rex Featur/Rex/SIPA

Renaud de Rochebrune

Publié le 25 février 2013 Lecture : 5 minutes.

Publié le 19/01, mis à jour le 25/02.

Près des grands lacs, il y a un demi-siècle, « Motor Town » ou « Motown », autrement dit Detroit, la ville phare de l’industrie automobile américaine, se remet à peine des grandes émeutes de l’été 1967 alimentées par le racisme et des inégalités sociales insupportables. C’est là, dans cette ambiance délétère, que vit un jeune fils d’immigrés mexicains, Sixto Diaz Rodriguez. Ouvrier le jour aux usines Chrysler, il joue de la guitare et chante le soir ses compositions véhémentes et sarcastiques, style protest song, dans quelques bars mal famés et enfumés. Séduisant ceux qui le rencontrent avec son look vaguement indien, l’ouvrier-artiste ne cherche cependant pas la gloire. Chantant le plus souvent en tournant le dos à un maigre public qui le distingue à peine, il ne fréquente pas la scène musicale locale, plus intéressé par la politique et le sort des pauvres que par le show-business. Et c’est dans la rue, dans un quartier déshérité, qu’il donne ses rendez-vous, à la manière des clochards ou des dealers.

Rodriguez ne cherchait pas la gloire et chantait le plus souvent en tournant le dos à son public.

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Ce qui n’empêche pas un jour un producteur noir déjà célèbre, Clarence Avant, de lui offrir l’opportunité d’enregistrer ses morceaux pour le label Sussex. Un premier 33 tours, Cold Fact, avec pour titre vedette l’entêtant « Sugar Man », sera salué par quelques critiques mais n’obtiendra aucun succès public. Pour ne rien arranger, le concert organisé pour le promouvoir en Californie a fait scandale puisque le chanteur a invité sur scène pour haranguer les spectateurs le leader local des Bérets bruns, des activistes aussi radicaux que les Black Panthers à la mode chicano. Mais le producteur, persuadé d’avoir découvert un grand talent, un autre Bob Dylan avec une voix superbe et des paroles encore plus fortes comme il l’affirmera plus tard, ne se décourage pas. Rodriguez est envoyé à Londres enregistrer un second album, Coming from Reality. Une réussite artistique mais un énorme bide. Qui met fin à la carrière du chanteur, vivant désormais sans jamais se plaindre de son sort comme maçon, spécialisé dans la restauration de demeures modestes. Fin de l’histoire ? Pour lui, en effet. Et pour plus de trente ans.

Mais de l’autre côté de l’Atlantique, en Afrique du Sud, cette histoire ne fait que commencer. Une touriste anglaise, du moins on le suppose, aurait amené dans ses bagages au pays de l’apartheid l’un des rares exemplaires de Cold Fact écoulés dans le commerce. Elle l’aurait fait écouter à des amis de rencontre, qui, immédiatement séduits, se seraient empressés de copier le vinyle. Ce piratage, une fois que le bouche à oreille eut produit son effet, a pris de l’ampleur, d’autant que deux producteurs locaux, sans trop se préoccuper de questions de droits, et notamment de ceux de l’artiste, ont rapidement décidé de ressortir sous leur propre label les morceaux de Rodriguez tellement appréciés. Leur succès s’est démultiplié en raison même de la situation politique dans le pays. Car les paroles apparemment protestataires des chansons et le climat de liberté qu’elles véhiculent ont séduit en particulier une grande partie des Blancs libéraux opposés au régime de Botha. Au point de devenir presque des hymnes antiapartheid et anticonservateurs – avec l’appui involontaire des autorités, quand elles ont décidé de censurer l’un de ces morceaux.

Oscars

Pour apprécier le phénomène, il suffit de savoir qu’on évalue à plus de 500 000 exemplaires les albums de Rodriguez alors écoulés en Afrique du Sud. Sans que nul ne puisse savoir qui est vraiment ce chanteur devenu culte, sur lequel les pochettes restent muettes. La rumeur, bientôt considérée comme véridique, le dit mort à la fin d’un concert décevant, soit parce qu’il se serait suicidé d’une balle dans la tête, soit parce qu’il se serait immolé par le feu en public ! Parmi ses très nombreux fans, il y a notamment un disquaire quelque peu marginal du Cap, Stephen Segerman, et un journaliste de ses amis, qui, malgré de brèves tentatives d’enquête aux États-Unis, n’ont pu obtenir la moindre information intéressante sur ce Rodriguez que nul ne semble connaître outre-Atlantique, où ses enregistrements sont introuvables. Ils décident pourtant au milieu des années 1990 de créer un site internet dédié à leur artiste favori.

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Un site sur lequel, un jour où elle surfait sur la Toile, est tombée… une des trois filles de Rodriguez. Apprenant par celle-ci que le chanteur est bel et bien vivant et réside à Detroit, Segerman et divers admirateurs de Rodriguez s’emploient à le contacter et à le faire inviter dans une Afrique du Sud désormais postapartheid. Où il se rend à plusieurs reprises, à la fin des années 1990 et au début de la décennie suivante, accueilli comme une immense vedette avec toute sa famille et chantant à guichets fermés dans des salles de 5 000 places. De quoi tourner la tête d’un simple ex-chanteur totalement inconnu ailleurs, y compris dans son propre pays ? Pas le moins du monde. Rodriguez, avare d’interviews, ne parlant jamais de lui-même, refuse toujours de se plier au star-système. Il n’a pas réclamé les droits d’auteur dont il a été grugé et a distribué autour de lui l’argent que lui ont rapporté ses tournées en Afrique.

Aujourd’hui âgé de 70 ans, l’ex chanteur habite toujours Detroit.

Le militant politique libertaire ultracool et idéaliste est resté intègre. Il a d’ailleurs continué autant qu’il le pouvait à travailler comme maçon dans les années 2000. Et il vit toujours aujourd’hui, à 70 ans, dans la maison qu’il a achetée à Detroit pour trois fois rien il y a quarante ans. Sans regret. Et sans accorder d’importance excessive au fait qu’il est devenu, même malgré lui, une célébrité mondiale grâce au remarquable documentaire – un premier film récompensé par le prix spécial du jury et le prix du public du Festival de Sundance et l’Oscar du meilleur documentaire – que vient de lui consacrer, après quatre années d’efforts et sous le titre Sugar Man, le jeune réalisateur de télévision suédois d’origine algérienne Malik Bendjelloul. Pour qui, tout simplement, « Sixto, c’est le vrai homme libre ». 

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