Tunisie : l’avenue Bourguiba m’a dit…
Aux premières loges de la révolution du 14 janvier 2011, l’artère principale de la Tunis est devenue la caisse de résonance de la transition démocratique.
Les anniversaires sont toujours prétexte à des bilans ; mais il est bien difficile de saisir une révolution dans ce qu’elle a de mouvant et de vivant. Toutes les analyses et tentatives de prospective autour du 14 janvier achoppent sur cette réalité. Pourtant, il suffirait tout simplement de dire que c’est le souk, sans aucune connotation péjorative. Ici mieux qu’ailleurs on sait ce que signifie le souk ; entre ordre et désordre, qui est aussi un ordre en soi, il y a du bon et du moins bon.
Si, au matin du 14 janvier, on avait dit aux Tunisiens qu’au crépuscule Ben Ali ne serait plus au pouvoir, nul n’y aurait cru. Si on leur avait dit que leurs slogans seraient repris par d’autres insurgés arabes et par les indignés du monde, ils en auraient ri. Mais c’est bien le célèbre « Dégage ! », scandé avec ferveur par plus de 80 000 manifestants, qui a fini par abattre définitivement vingt-trois années de dictature. De mémoire d’avenue et d’artère principale de Tunis, je n’avais jamais vu cela. Mon asphalte en tremble encore. L’important n’était pas tant l’inimaginable et rapide chute de Ben Ali que celle de tout un système s’écroulant comme un château de cartes.
Dans les cafés, on murmurait bien qu’il était moribond, mais, faute d’alternative et à l’ombre du redoutable ministère de l’Intérieur, il était difficile de croire que le système allait lâcher prise. D’ailleurs, ce jour-là, pendant que jeunes et moins jeunes reprenaient le slogan « travail, liberté et dignité », né dans les régions déshéritées, matrice de l’intifada tunisienne, Ben Ali était tenu informé minute par minute des événements. Un colonel des forces de l’ordre, mis à l’écart par le gouvernement actuel, confie que l’ancien raïs recevait à Carthage, en direct de la salle des opérations du ministère, les images d’une population soudée autour d’exigences et de haines communes : « Ce qui a été dit du 14 janvier et du rôle des uns et des autres a été tronqué. Il s’agit surtout d’une mauvaise évaluation d’une situation qui a fini par devenir incontrôlable. »
Vent de liberté
Cette vérité, comme beaucoup d’autres, autour de la révolution demeure une question ouverte, comme une plaie non soignée. Obéissant aux ordres, la répression s’est poursuivie bien après la fuite de l’ancien président. « Avec ma femme, enceinte, et ma mère, nous étions sur l’avenue à l’annonce du couvre-feu. Quand la police a chargé, nous avons été recueillis par un vieux couple qui a tenu tête aux agents ratissant les immeubles à la recherche de manifestants. Depuis, chaque 14 janvier, nous leur apportons des fleurs », raconte un ingénieur, alors que, réfugiée à un autre étage, l’avocate Bochra Belhaj Hmida rendait compte aux médias de l’évolution de la situation. S’il fallait retenir une seule chose du 14 janvier, ce serait la naissance d’une solidarité nouvelle qui a réuni les Tunisiens pendant quelques semaines. Jusqu’à ce que la politique s’en mêle. Durant cette période-là, j’ai été une véritable agora, un lieu de débats nourris mais jamais violents, un espace d’échanges et de rencontres. Je vivais en direct un incroyable espoir de démocratie.
Le 9 avril 2012, les modernistes descendent dans la rue contre Ennahdha. © Sipa
Les mouvements politiques ont pointé leur nez bien plus tard, même si le 18 janvier, Hamadi Jebali, actuel chef du gouvernement, avait tenu, avec quelques militants d’Ennahdha, ce qui était sans doute le premier rassemblement au grand jour des islamistes, mais leurs slogans semblaient si décalés par rapport au joyeux vent de liberté qui soufflait sur le pays que nul n’en a fait cas. Cependant, certains s’alarmaient déjà : « Attention, la démocratie peut conduire à une autre dictature. » Un peu plus tard, les salafistes ont à leur tour profité de ma visibilité en tenant de spectaculaires prières publiques. Mais c’était aussi cela l’idée que se faisaient les Tunisiens d’un début de démocratie : permettre à tous de s’exprimer librement. Toute la ville se faisait l’écho de cette mutation bruissant d’idées et de projets. À la Casbah, siège de la primature (lire encadré), on faisait entendre des revendications politiques, tandis que tous les murs affichaient la créativité des jeunes révolutionnaires ; entre concerts et graffitis, la révolution fixait des repères qui seront très vite effacés par les nouveaux gouvernants, lesquels estimaient que cela faisait tache dans le décor d’un moment historique.
Promesses électorales
L’euphorie populaire, alimentée par la chute des gouvernements Ghannouchi I et Ghannouchi II, ainsi que par la mise à l’écart des membres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), parti de Ben Ali, découvrait un terrain d’expression sans entraves. Je devins la scène incontournable où les nouveaux partis politiques donnaient leur première représentation. Trop nombreux, avec des discours répétitifs et parfois incohérents, ils ont fini par lasser une opinion qui voulait bien d’une révolution, mais rapide et le moins douloureuse possible. « La révolution, c’est bien, mais il faut que les affaires tournent », clamait le propriétaire d’un magasin de la galerie du Palmarium. C’est ce qu’a exprimé le scrutin du 23 octobre 2011 : une sanction des lignes politiques approximatives. « S’il faut miser sur des hommes nouveaux, autant choisir ceux qui sont les serviteurs d’Allah. Au moins ils ne seront pas malhonnêtes », pouvait-on entendre durant la campagne électorale. Les Tunisiens avouaient leur profonde méconnaissance de la politique et des jeux qu’implique le pouvoir. Pourtant, le saccage du cinéma Afriart lors de la projection du film Laïcité, Inch’Allah aurait dû alerter. L’instrumentalisation de la question identitaire et la confusion savamment entretenue entre laïcité et athéisme ont été les arguments clés des islamistes. À défaut de programme, ils tablaient sur une division entre conservateurs et modernistes, tandis que les Tunisiens voulaient mettre fin à une période provisoire et jeter rapidement les fondements d’une IIe République.
La situation est difficile et l’état d’urgence toujours en place.
Tout cela semble bien loin. Les promesses électorales sont parties en fumée, la Constitution est loin d’être bouclée, le provisoire est toujours d’actualité et la violence s’est invitée, aussi bien en politique qu’en société. Les passants font grise mine, les temps sont incertains, les salaires menacés. « Les prix augmentent, les pénuries sont devenues la règle. On avait des revendications de liberté. Aujourd’hui, le gouvernement nous pousse à exiger notre pain quotidien. On n’a pas fait tout ça pour ça ! », s’écrie Hafedh, un diplômé-chômeur de Ben Arous qui ne trouve pas de financement pour un projet créateur d’une centaine d’emplois. Les désoeuvrés remplissent les cafés. L’espoir s’est mué en incrédulité pour finir en désenchantement. « Je ne supporte plus d’entendre les dirigeants prononcer le mot révolution. Ils n’étaient pas là à ce moment-là, tout comme ils sont absents aujourd’hui. Ils font mine d’écouter, mais sont sourds et mènent le pays à la banqueroute faute de faire appel à des compétences. C’est inspportable », tempête une guichetière d’une banque de laquelle beaucoup de clients vident leurs comptes.
Impossible dialogue
Les réactions sont épidermiques, la situation est difficile, et l’état d’urgence toujours en place. Le pays tangue, la question sécuritaire est plus que jamais d’actualité, mais le pouvoir s’isole, nie l’évidence, tergiverse et finit par s’immobiliser. Il lui faudra pas moins de six mois pour préparer un remaniement. À l’hôtel Africa, les conférences de presse se multiplient. La police politique, les dessous de la Constitution, la gestion du pays, tous les sujets sont abordés sans aucune censure. « Plus rien n’est caché. Les seuls acquis de la révolution sont la liberté d’expression et la transparence qu’elle implique. Mais sans la réforme de la police, de la justice et des médias, la démocratie est prise en otage », déplore une militante de l’association Égalité et Parité. Cependant, elle semble oublier le poids d’une société civile qui s’active sur tous les fronts, défend le caractère civil de l’État et finit par embarrasser le pouvoir.
La manifestation pacifique du 9 avril 2012, violemment réprimée par les forces de l’ordre, symbolise l’impossible dialogue des modernistes avec le gouvernement. À ce jour, personne n’a fait la lumière sur les faits, mais j’ai bien vu des miliciens rejoindre les policiers et s’en prendre aux manifestants, et particulièrement aux femmes. Depuis, le prestige de l’État est terni. En multipliant les actions en justice contre des modernistes, en se montrant aussi répressif que Ben Ali, mais en étant clément avec les extrémistes religieux, le pouvoir a démontré qu’il y a deux poids, deux mesures, perdant ainsi de son autorité et de sa crédibilité. Les Tunisiens sont d’accord : « Le pays va à vau-l’eau. Pourtant, nous avions réussi à préserver nos fondamentaux. En moins d’un an, par incompétence, ils ont mis le pays à genoux, sans en assumer la responsabilité. » L’économiste Moez Joudi s’insurge contre la mauvaise gestion des deniers publics : « L’État, avec des caisses vides, une création de richesse quasi nulle et un cumul de déficits, prévoit la prise en charge des cotisations et des charges sociales dues par les anciens prisonniers politiques, à majorité islamistes. Ces dépenses faramineuses, prévues par la loi de finance 2013, seront réglées par les contribuables ! »
Il n’y aura pas de Casbah III
Les jeunes des régions avaient fait de la place du Gouvernement, siège de la primature, non loin de la place de la Casbah, le haut lieu de la contestation. À deux reprises, ils en ont fait le siège pour réclamer un gouvernement de transition « propre ». Dans la crainte de voir la révolution dévoyée et détournée de ses objectifs, ils ont exigé – et obtenu – l’élection d’une Assemblée constituante, scellant la fin de l’ancien régime. Soutenus par la centrale syndicale et les partis d’extrême gauche, ainsi que par certains islamistes, les rebelles de la Casbah ont obtenu la création de la première instance démocratique du pays, la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Deux ans après, ce lieu symbolique est désormais interdit aux manifestants ; une palissade improvisée défigure l’espace historique pour protéger le siège d’un exécutif désigné par le peuple. F.D.
Amertume
L’atmosphère est délétère. Les badauds découvrent, hébétés, que les élus de la Constituante tentent d’augmenter leurs salaires, que le ministre des Affaires étrangères facture à son département ses nuitées dans un hôtel en face de son ministère et que le gouvernement prévoit l’importation de « tok-tok » [tricycles] pour améliorer le transport de marchandises. Le pays gronde. « On n’a pas le sou, les régions continuent de se soulever pour que les engagements pris en matière de développement soient tenus, et nos dirigeants se comportent avec une légèreté ostentatoire. Ils nous méprisent, se comportent comme en terrain conquis. Le comble est qu’ils prétendent que les investisseurs nous boudent parce que le pays n’est pas stable… Rien n’a changé. Le système est toujours en place et profite toujours à ceux qui sont au pouvoir », assène Ali, un syndicaliste de Gafsa.
Tout a changé sans que rien ne change vraiment, j’en témoigne. Les Tunisiens sont libres, mais ils n’y croient plus. Les jeunes ont disparu de la scène publique, les leaders d’opinion se font rares, la transition cafouille et les échéances politiques sont en suspens. Le deuxième anniversaire de la révolution a pour les Tunisiens un goût amer d’inachevé. Le 14 janvier, personne n’aura le coeur à la fête et, de toute façon, aucune festivité particulière n’a été prévue. Pas plus que pour célébrer l’anniversaire de l’indépendance ou la naissance de la République le gouvernement n’a jugé nécessaire de fédérer le peuple autour d’un autre moment clé de l’histoire de la Tunisie…
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Frida Dahmani, à Tunis
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